Livre troisiиme – La boue, mais l’вme 


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Livre troisiиme – La boue, mais l’вme



 

Chapitre I
Le cloaque et ses surprises

C’est dans l’йgout de Paris que se trouvait Jean Valjean.

 

Ressemblance de plus de Paris avec la mer. Comme dans l’ocйan, le plongeur peut y disparaоtre.

 

La transition йtait inouпe. Au milieu mкme de la ville, Jean Valjean йtait sorti de la ville; et, en un clin d’њil, le temps de lever un couvercle et de le refermer, il avait passй du plein jour а l’obscuritй complиte, de midi а minuit, du fracas au silence, du tourbillon des tonnerres а la stagnation de la tombe, et, par une pйripйtie bien plus prodigieuse encore que celle de la rue Polonceau, du plus extrкme pйril а la sйcuritй la plus absolue.

 

Chute brusque dans une cave; disparition dans l’oubliette de Paris; quitter cette rue oщ la mort йtait partout pour cette espиce de sйpulcre oщ il y avait la vie; ce fut un instant йtrange. Il resta quelques secondes comme йtourdi; йcoutant, stupйfait. La chausse-trape du salut s’йtait subitement ouverte sous lui. La bontй cйleste l’avait en quelque sorte pris par trahison. Adorables embuscades de la providence!

 

Seulement le blessй ne remuait point, et Jean Valjean ne savait pas si ce qu’il emportait dans cette fosse йtait un vivant ou un mort.

 

Sa premiиre sensation fut l’aveuglement. Brusquement il ne vit plus rien. Il lui sembla aussi qu’en une minute il йtait devenu sourd. Il n’entendait plus rien. Le frйnйtique orage de meurtre qui se dйchaоnait а quelques pieds au-dessus de lui n’arrivait jusqu’а lui, nous l’avons dit, grвce а l’йpaisseur de terre qui l’en sйparait, qu’йteint et indistinct, et comme une rumeur dans une profondeur. Il sentait que c’йtait solide sous ses pieds; voilа tout; mais cela suffisait. Il йtendit un bras, puis l’autre, et toucha le mur des deux cфtйs, et reconnut que le couloir йtait йtroit; il glissa, et reconnut que la dalle йtait mouillйe. Il avanзa un pied avec prйcaution, craignant un trou, un puisard, quelque gouffre; il constata que le dallage se prolongeait. Une bouffйe de fйtiditй l’avertit du lieu oщ il йtait.

 

Au bout de quelques instants, il n’йtait plus aveugle. Un peu de lumiиre tombait du soupirail par oщ il s’йtait glissй, et son regard s’йtait fait а cette cave. Il commenзa а distinguer quelque chose. Le couloir oщ il s’йtait terrй, nul autre mot n’exprime mieux la situation, йtait murй derriиre lui. C’йtait un de ces culs-de-sac que la langue spйciale appelle branchements. Devant lui, il y avait un autre mur, un mur de nuit. La clartй du soupirail expirait а dix ou douze pas du point oщ йtait Jean Valjean, et faisait а peine une blancheur blafarde sur quelques mиtres de la paroi humide de l’йgout. Au delа l’opacitй йtait massive; y pйnйtrer paraissait horrible, et l’entrйe y semblait un engloutissement. On pouvait s’enfoncer pourtant dans cette muraille de brume, et il le fallait. Il fallait mкme se hвter. Jean Valjean songea que cette grille, aperзue par lui sous les pavйs, pouvait l’кtre par les soldats, et que tout tenait а ce hasard. Ils pouvaient descendre eux aussi dans ce puits et le fouiller. Il n’y avait pas une minute а perdre. Il avait dйposй Marius sur le sol, il le ramassa, ceci est encore le mot vrai, le reprit sur ses йpaules et se mit en marche. Il entra rйsolument dans cette obscuritй.

 

La rйalitй est qu’ils йtaient moins sauvйs que Jean Valjean ne le croyait. Des pйrils d’un autre genre et non moins grands les attendaient peut-кtre. Aprиs le tourbillon fulgurant du combat, la caverne des miasmes et des piиges; aprиs le chaos, le cloaque. Jean Valjean йtait tombй d’un cercle de l’enfer dans l’autre.

 

Quand il eut fait cinquante pas, il fallut s’arrкter. Une question se prйsenta. Le couloir aboutissait а un autre boyau qu’il rencontrait transversalement. Lа s’offraient deux voies. Laquelle prendre? fallait-il tourner а gauche ou а droite? Comment s’orienter dans ce labyrinthe noir? Ce labyrinthe, nous l’avons fait remarquer, a un fil; c’est sa pente. Suivre la pente, c’est aller а la riviиre.

 

Jean Valjean le comprit sur-le-champ.

 

Il se dit qu’il йtait probablement dans l’йgout des Halles; que, s’il choisissait la gauche et suivait la pente, il arriverait avant un quart d’heure а quelque embouchure sur la Seine entre le Pont-au-Change et le Pont-Neuf, c’est-а-dire а une apparition en plein jour sur le point le plus peuplй de Paris. Peut-кtre aboutirait-il а quelque cagnard de carrefour. Stupeur des passants de voir deux hommes sanglants sortir de terre sous leurs pieds. Survenue des sergents de ville, prise d’armes du corps de garde voisin. On serait saisi avant d’кtre sorti. Il valait mieux s’enfoncer dans le dйdale, se fier а cette noirceur, et s’en remettre а la providence quant а l’issue.

 

Il remonta la pente et prit а droite.

 

Quand il eut tournй l’angle de la galerie, la lointaine lueur du soupirail disparut, le rideau d’obscuritй retomba sur lui et il redevint aveugle. Il n’en avanзa pas moins, et aussi rapidement qu’il put. Les deux bras de Marius йtaient passйs autour de son cou et les pieds pendaient derriиre lui. Il tenait les deux bras d’une main et tвtait le mur de l’autre. La joue de Marius touchait la sienne et s’y collait, йtant sanglante. Il sentait couler sur lui et pйnйtrer sous ses vкtements un ruisseau tiиde qui venait de Marius. Cependant une chaleur humide а son oreille que touchait la bouche du blessй indiquait de la respiration, et par consйquent de la vie. Le couloir oщ Jean Valjean cheminait maintenant йtait moins йtroit que le premier. Jean Valjean y marchait assez pйniblement. Les pluies de la veille n’йtaient pas encore йcoulйes et faisaient un petit torrent au centre du radier, et il йtait forcй de se serrer contre le mur pour ne pas avoir les pieds dans l’eau. Il allait ainsi tйnйbreusement. Il ressemblait aux кtres de nuit tвtonnant dans l’invisible et souterrainement perdus dans les veines de l’ombre.

 

Pourtant, peu а peu, soit que des soupiraux lointains envoyassent un peu de lueur flottante dans cette brume opaque, soit que ses yeux s’accoutumassent а l’obscuritй, il lui revint quelque vision vague, et il recommenзa а se rendre confusйment compte, tantфt de la muraille а laquelle il touchait, tantфt de la voыte sous laquelle il passait. La pupille se dilate dans la nuit et finit par y trouver du jour, de mкme que l’вme se dilate dans le malheur et finit par y trouver Dieu.

 

Se diriger йtait malaisй.

 

Le tracй des йgouts rйpercute, pour ainsi dire, le tracй des rues qui lui est superposй. Il y avait dans le Paris d’alors deux mille deux cents rues. Qu’on se figure lа-dessous cette forкt de branches tйnйbreuses qu’on nomme l’йgout. Le systиme d’йgouts existant а cette йpoque, mis bout а bout, eыt donnй une longueur de onze lieues. Nous avons dit plus haut que le rйseau actuel, grвce а l’activitй spйciale des trente derniиres annйes, n’a pas moins de soixante lieues.

 

Jean Valjean commenзa par se tromper. Il crut кtre sous la rue Saint-Denis, et il йtait fвcheux qu’il n’y fыt pas. Il y a sous la rue Saint-Denis un vieil йgout en pierre qui date de Louis XIII et qui va droit а l’йgout collecteur dit Grand Йgout, avec un seul coude, а droite, а la hauteur de l’ancienne cour des Miracles, et un seul embranchement, l’йgout Saint-Martin, dont les quatre bras se coupent en croix. Mais le boyau de la Petite-Truanderie dont l’entrйe йtait prиs du cabaret de Corinthe n’a jamais communiquй avec le souterrain de la rue Saint-Denis; il aboutit а l’йgout Montmartre et c’est lа que Jean Valjean йtait engagй. Lа, les occasions de se perdre abondaient. L’йgout Montmartre est un des plus dйdalйens du vieux rйseau. Heureusement Jean Valjean avait laissй derriиre lui l’йgout des Halles dont le plan gйomйtral figure une foule de mвts de perroquet enchevкtrйs; mais il avait devant lui plus d’une rencontre embarrassante et plus d’un coin de rue – car ce sont des rues – s’offrant dans l’obscuritй comme un point d’interrogation: premiиrement, а sa gauche, le vaste йgout Plвtriиre, espиce de casse-tкte chinois, poussant et brouillant son chaos de T et de Z sous l’hфtel des Postes et sous la rotonde de la halle aux blйs jusqu’а la Seine oщ il se termine en Y; deuxiиmement, а sa droite, le corridor courbe de la rue du Cadran avec ses trois dents qui sont autant d’impasses; troisiиmement, а sa gauche, l’embranchement du Mail, compliquй, presque а l’entrйe, d’une espиce de fourche, et allant de zigzag en zigzag aboutir а la grande crypte exutoire du Louvre tronзonnйe et ramifiйe dans tous les sens; enfin, а droite, le couloir cul-de-sac de la rue des Jeыneurs, sans compter de petits rйduits за et lа, avant d’arriver а l’йgout de ceinture, lequel seul pouvait le conduire а quelque issue assez lointaine pour кtre sыre.

 

Si Jean Valjean eыt eu quelque notion de tout ce que nous indiquons ici, il se fыt vite aperзu, rien qu’en tвtant la muraille, qu’il n’йtait pas dans la galerie souterraine de la rue Saint-Denis. Au lieu de la vieille pierre de taille, au lieu de l’ancienne architecture, hautaine et royale jusque dans l’йgout, avec radier et assises courantes en granit et mortier de chaux grasse, laquelle coыtait huit cents livres la toise, il eыt senti sous sa main le bon marchй contemporain, l’expйdient йconomique, la meuliиre а bain de mortier hydraulique sur couche de bйton qui coыte deux cents francs le mиtre, la maзonnerie bourgeoise dite а petits matйriaux; mais il ne savait rien de tout cela.

 

Il allait devant lui, avec anxiйtй, mais avec calme, ne voyant rien, ne sachant rien, plongй dans le hasard, c’est-а-dire englouti dans la providence.

 

Par degrйs, disons-le, quelque horreur le gagnait. L’ombre qui l’enveloppait entrait dans son esprit. Il marchait dans une йnigme. Cet aqueduc du cloaque est redoutable; il s’entre-croise vertigineusement. C’est une chose lugubre d’кtre pris dans ce Paris de tйnиbres. Jean Valjean йtait obligй de trouver et presque d’inventer sa route sans la voir. Dans cet inconnu, chaque pas qu’il risquait pouvait кtre le dernier. Comment sortirait-il de lа? Trouverait-il une issue? La trouverait-il а temps? Cette colossale йponge souterraine aux alvйoles de pierre se laisserait-elle pйnйtrer et percer? Y rencontrerait-on quelque nњud inattendu d’obscuritй? Arriverait-on а l’inextricable et а l’infranchissable? Marius y mourrait-il d’hйmorragie, et lui de faim? Finiraient-ils par se perdre lа tous les deux, et par faire deux squelettes dans un coin de cette nuit? Il l’ignorait. Il se demandait tout cela et ne pouvait se rйpondre. L’intestin de Paris est un prйcipice. Comme le prophиte, il йtait dans le ventre du monstre.

 

Il eut brusquement une surprise. А l’instant le plus imprйvu, et sans avoir cessй de marcher en ligne droite, il s’aperзut qu’il ne montait plus; l’eau du ruisseau lui battait les talons au lieu de lui venir sur la pointe des pieds. L’йgout maintenant descendait. Pourquoi? Allait-il donc arriver soudainement а la Seine? Ce danger йtait grand, mais le pйril de reculer l’йtait plus encore. Il continua d’avancer.

 

Ce n’йtait point vers la Seine qu’il allait. Le dos d’вne que fait le sol de Paris sur la rive droite vide un de ses versants dans la Seine et l’autre dans le Grand Йgout. La crкte de ce dos d’вne qui dйtermine la division des eaux dessine une ligne trиs capricieuse. Le point culminant, qui est le lieu de partage des йcoulements, est, dans l’йgout Sainte-Avoye, au delа de la rue Michel-le-Comte, dans l’йgout du Louvre, prиs des boulevards, et dans l’йgout Montmartre, prиs des Halles. C’est а ce point culminant que Jean Valjean йtait arrivй. Il se dirigeait vers l’йgout de ceinture; il йtait dans le bon chemin. Mais il n’en savait rien.

 

Chaque fois qu’il rencontrait un embranchement, il en tвtait les angles, et s’il trouvait l’ouverture qui s’offrait moins large que le corridor oщ il йtait, il n’entrait pas et continuait sa route, jugeant avec raison que toute voie plus йtroite devait aboutir а un cul-de-sac et ne pouvait que l’йloigner du but, c’est-а-dire de l’issue. Il йvita ainsi le quadruple piиge qui lui йtait tendu dans l’obscuritй par les quatre dйdales que nous venons d’йnumйrer.

 

А un certain moment il reconnut qu’il sortait de dessous le Paris pйtrifiй par l’йmeute, oщ les barricades avaient supprimй la circulation et qu’il rentrait sous le Paris vivant et normal. Il eut subitement au-dessus de sa tкte comme un bruit de foudre, lointain, mais continu. C’йtait le roulement des voitures.

 

Il marchait depuis une demi-heure environ, du moins au calcul qu’il faisait en lui-mкme, et n’avait pas encore songй а se reposer; seulement il avait changй la main qui soutenait Marius. L’obscuritй йtait plus profonde que jamais, mais cette profondeur le rassurait.

 

Tout а coup il vit son ombre devant lui. Elle se dйcoupait sur une faible rougeur presque indistincte qui empourprait vaguement le radier а ses pieds et la voыte sur sa tкte, et qui glissait а sa droite et а sa gauche sur les deux murailles visqueuses du corridor. Stupйfait, il se retourna.

 

Derriиre lui, dans la partie du couloir qu’il venait de dйpasser, а une distance qui lui parut immense, flamboyait, rayant l’йpaisseur obscure, une sorte d’astre horrible qui avait l’air de le regarder.

 

C’йtait la sombre йtoile de la police qui se levait dans l’йgout.

 

Derriиre cette йtoile remuaient confusйment huit ou dix formes noires, droites, indistinctes, terribles.

 

Chapitre II
Explication

Dans la journйe du 6 juin, une battue des йgouts avait йtй ordonnйe. On craignit qu’ils ne fussent pris pour refuge par les vaincus, et le prйfet Gisquet dut fouiller le Paris occulte pendant que le gйnйral Bugeaud balayait le Paris public; double opйration connexe qui exigea une double stratйgie de la force publique reprйsentйe en haut par l’armйe et en bas par la police. Trois pelotons d’agents et d’йgoutiers explorиrent la voirie souterraine de Paris, le premier, rive droite, le deuxiиme, rive gauche, le troisiиme, dans la Citй.

 

Les agents йtaient armйs de carabines, de casse-tкte, d’йpйes et de poignards.

 

Ce qui йtait en ce moment dirigй sur Jean Valjean, c’йtait la lanterne de la ronde de la rive droite.

 

Cette ronde venait de visiter la galerie courbe et les trois impasses qui sont sous la rue du Cadran. Pendant qu’elle promenait son falot au fond de ces impasses, Jean Valjean avait rencontrй sur son chemin l’entrйe de la galerie, l’avait reconnue plus йtroite que le couloir principal et n’y avait point pйnйtrй. Il avait passй outre. Les hommes de police, en ressortant de la galerie du Cadran, avaient cru entendre un bruit de pas dans la direction de l’йgout de ceinture. C’йtaient les pas de Jean Valjean en effet. Le sergent chef de ronde avait йlevй sa lanterne, et l’escouade s’йtait mise а regarder dans le brouillard du cфtй d’oщ йtait venu le bruit.

 

Ce fut pour Jean Valjean une minute inexprimable.

 

Heureusement, s’il voyait bien la lanterne, la lanterne le voyait mal. Elle йtait la lumiиre et il йtait l’ombre. Il йtait trиs loin, et mкlй а la noirceur du lieu. Il se rencogna le long du mur et s’arrкta.

 

Du reste, il ne se rendait pas compte de ce qui se mouvait lа derriиre lui. L’insomnie, le dйfaut de nourriture, les йmotions, l’avaient fait passer, lui aussi, а l’йtat visionnaire. Il voyait un flamboiement, et autour de ce flamboiement, des larves. Qu’йtait-ce? Il ne comprenait pas.

 

Jean Valjean s’йtant arrкtй, le bruit avait cessй.

 

Les hommes de la ronde йcoutaient et n’entendaient rien, ils regardaient et ne voyaient rien. Ils se consultиrent.

 

Il y avait а cette йpoque sur ce point de l’йgout Montmartre une espиce de carrefour dit de service qu’on a supprimй depuis а cause du petit lac intйrieur qu’y formait en s’y engorgeant dans les forts orages, le torrent des eaux pluviales. La ronde put se pelotonner dans ce carrefour.

 

Jean Valjean vit ces larves faire une sorte de cercle. Ces tкtes de dogues se rapprochиrent et chuchotиrent.

 

Le rйsultat de ce conseil tenu par les chiens de garde fut qu’on s’йtait trompй, qu’il n’y avait pas eu de bruit, qu’il n’y avait lа personne, qu’il йtait inutile de s’engager dans l’йgout de ceinture, que ce serait du temps perdu, mais qu’il fallait se hвter d’aller vers Saint-Merry, que s’il y avait quelque chose а faire et quelque «bousingot» а dйpister, c’йtait dans ce quartier-lа.

 

De temps en temps les partis remettent des semelles neuves а leurs vieilles injures. En 1832, le mot bousingot faisait l’intйrim entre le mot jacobin qui йtait йculй, et le mot dйmagogue alors presque inusitй et qui a fait depuis un si excellent service.

 

Le sergent donna l’ordre d’obliquer а gauche vers le versant de la Seine. S’ils eussent eu l’idйe de se diviser en deux escouades et d’aller dans les deux sens, Jean Valjean йtait saisi. Cela tint а ce fil. Il est probable que les instructions de la prйfecture, prйvoyant un cas de combat et les insurgйs en nombre, dйfendaient а la ronde de se morceler. La ronde se remit en marche, laissant derriиre elle Jean Valjean. De tout ce mouvement Jean Valjean ne perзut rien, sinon l’йclipse de la lanterne qui se retourna subitement.

 

Avant de s’en aller, le sergent, pour l’acquit de la conscience de la police, dйchargea sa carabine du cфtй qu’on abandonnait, dans la direction de Jean Valjean. La dйtonation roula d’йcho en йcho dans la crypte comme le borborygme de ce boyau titanique. Un plвtras qui tomba dans le ruisseau et fit clapoter l’eau а quelques pas de Jean Valjean, l’avertit que la balle avait frappй la voыte au-dessus de sa tкte.

 

Des pas mesurйs et lents rйsonnиrent quelque temps sur le radier, de plus en plus amortis par l’augmentation progressive de l’йloignement, le groupe des formes noires s’enfonзa, une lueur oscilla et flotta, faisant а la voыte un cintre rougeвtre qui dйcrut, puis disparut, le silence redevint profond, l’obscuritй redevint complиte, la cйcitй et la surditй reprirent possession des tйnиbres; et Jean Valjean, n’osant encore remuer, demeura longtemps adossй au mur, l’oreille tendue, la prunelle dilatйe, regardant l’йvanouissement de cette patrouille de fantфmes.

 

Chapitre III
L’homme filй

Il faut rendre а la police de ce temps-lа cette justice que, mкme dans les plus graves conjonctures publiques, elle accomplissait imperturbablement son devoir de voirie et de surveillance. Une йmeute n’йtait point а ses yeux un prйtexte pour laisser aux malfaiteurs la bride sur le cou, et pour nйgliger la sociйtй par la raison que le gouvernement йtait en pйril. Le service ordinaire se faisait correctement а travers le service extraordinaire, et n’en йtait pas troublй. Au milieu d’un incalculable йvйnement politique commencй, sous la pression d’une rйvolution possible, sans se laisser distraire par l’insurrection et la barricade, un agent «filait» un voleur.

 

C’йtait prйcisйment quelque chose de pareil qui se passait dans l’aprиs-midi du 6 juin au bord de la Seine, sur la berge de la rive droite, un peu au delа du pont des Invalides.

 

Il n’y a plus lа de berge aujourd’hui. L’aspect des lieux a changй.

 

Sur cette berge, deux hommes sйparйs par une certaine distance semblaient s’observer, l’un йvitant l’autre. Celui qui allait en avant tвchait de s’йloigner, celui qui venait par derriиre tвchait de se rapprocher.

 

C’йtait comme une partie d’йchecs qui se jouait de loin et silencieusement. Ni l’un ni l’autre ne semblait se presser, et ils marchaient lentement tous les deux, comme si chacun d’eux craignait de faire par trop de hвte doubler le pas а son partenaire.

 

On eыt dit un appйtit qui suit une proie, sans avoir l’air de le faire exprиs. La proie йtait sournoise et se tenait sur ses gardes.

 

Les proportions voulues entre la fouine traquйe et le dogue traqueur йtaient observйes. Celui qui tвchait d’йchapper avait peu d’encolure et une chйtive mine; celui qui tвchait d’empoigner, gaillard de haute stature, йtait de rude aspect et devait кtre de rude rencontre.

 

Le premier, se sentant le plus faible, йvitait le second; mais il l’йvitait d’une faзon profondйment furieuse; qui eыt pu l’observer eыt vu dans ses yeux la sombre hostilitй de la fuite, et toute la menace qu’il y a dans la crainte.

 

La berge йtait solitaire; il n’y avait point de passant; pas mкme de batelier ni de dйbardeur dans les chalands amarrйs за et lа.

 

On ne pouvait apercevoir aisйment ces deux hommes que du quai en face, et pour qui les eыt examinйs а cette distance, l’homme qui allait devant eыt apparu comme un кtre hйrissй, dйguenillй et oblique, inquiet et grelottant sous une blouse en haillons, et l’autre comme une personne classique et officielle, portant la redingote de l’autoritй boutonnйe jusqu’au menton.

 

Le lecteur reconnaоtrait peut-кtre ces deux hommes, s’il les voyait de plus prиs.

 

Quel йtait le but du dernier?

 

Probablement d’arriver а vкtir le premier plus chaudement.

 

Quand un homme habillй par l’Йtat poursuit un homme en guenilles, c’est afin d’en faire aussi un homme habillй par l’Йtat. Seulement la couleur est toute la question. Кtre habillй de bleu, c’est glorieux; кtre habillй de rouge, c’est dйsagrйable.

 

Il y a une pourpre d’en bas.

 

C’est probablement quelque dйsagrйment et quelque pourpre de ce genre que le premier dйsirait esquiver.

 

Si l’autre le laissait marcher devant et ne le saisissait pas encore, c’йtait, selon toute apparence, dans l’espoir de le voir aboutir а quelque rendez-vous significatif et а quelque groupe de bonne prise. Cette opйration dйlicate s’appelle «la filature».

 

Ce qui rend cette conjecture tout а fait probable, c’est que l’homme boutonnй, apercevant de la berge sur le quai un fiacre qui passait а vide, fit signe au cocher; le cocher comprit, reconnut йvidemment а qui il avait affaire, tourna bride et se mit а suivre au pas du haut du quai les deux hommes. Ceci ne fut pas aperзu du personnage louche et dйchirй qui allait en avant.

 

Le fiacre roulait le long des arbres des Champs-Йlysйes. On voyait passer au-dessus du parapet le buste du cocher, son fouet а la main.

 

Une des instructions secrиtes de la police aux agents contient cet article: — «Avoir toujours а portйe une voiture de place, en cas».

 

Tout en manњuvrant chacun de leur cфtй avec une stratйgie irrйprochable, ces deux hommes approchaient d’une rampe du quai descendant jusqu’а la berge qui permettait alors aux cochers de fiacre arrivant de Passy de venir а la riviиre faire boire leurs chevaux. Cette rampe a йtй supprimйe depuis, pour la symйtrie; les chevaux crиvent de soif, mais l’њil est flattй.

 

Il йtait vraisemblable que l’homme en blouse allait monter par cette rampe afin d’essayer de s’йchapper dans les Champs-Йlysйes, lieu ornй d’arbres, mais en revanche fort croisй d’agents de police, et oщ l’autre aurait aisйment main-forte.

 

Ce point du quai est fort peu йloignй de la maison apportйe de Moret а Paris en 1824 par le colonel Brack, et dite maison de Franзois Ier[52]. Un corps de garde est lа tout prиs.

 

А la grande surprise de son observateur, l’homme traquй ne prit point par la rampe de l’abreuvoir. Il continua de s’avancer sur la berge le long du quai.

 

Sa position devenait visiblement critique.

 

А moins de se jeter а la Seine, qu’allait-il faire?

 

Aucun moyen dйsormais de remonter sur le quai; plus de rampe et pas d’escalier; et l’on йtait tout prиs de l’endroit, marquй par le coude de la Seine vers le pont d’Iйna, oщ la berge, de plus en plus rйtrйcie, finissait en langue mince et se perdait sous l’eau. Lа, il allait inйvitablement se trouver bloquй entre le mur а pic а sa droite, la riviиre а gauche et en face, et l’autoritй sur ses talons.

 

Il est vrai que cette fin de la berge йtait masquйe au regard par un monceau de dйblais de six а sept pieds de haut, produit d’on ne sait quelle dйmolition. Mais cet homme espйrait-il se cacher utilement derriиre ce tas de gravats qu’il suffisait de tourner? L’expйdient eыt йtй puйril. Il n’y songeait certainement pas. L’innocence des voleurs ne va point jusque-lа.

 

Le tas de dйblais faisait au bord de l’eau une sorte d’йminence qui se prolongeait en promontoire jusqu’а la muraille du quai.

 

L’homme suivi arriva а cette petite colline et la doubla, de sorte qu’il cessa d’кtre aperзu par l’autre.

 

Celui-ci, ne voyant pas, n’йtait pas vu; il en profita pour abandonner toute dissimulation et pour marcher trиs rapidement. En quelques instants il fut au monceau de dйblais et le tourna. Lа, il s’arrкta stupйfait. L’homme qu’il chassait n’йtait plus lа.

 

Йclipse totale de l’homme en blouse.

 

La berge n’avait guиre а partir du monceau de dйblais qu’une longueur d’une trentaine de pas, puis elle plongeait sous l’eau qui venait battre le mur du quai.

 

Le fuyard n’aurait pu se jeter а la Seine ni escalader le quai sans кtre vu par celui qui le suivait. Qu’йtait-il devenu?

 

L’homme а la redingote boutonnйe marcha jusqu’а l’extrйmitй de la berge, et y resta un moment pensif, les poings convulsifs, l’њil furetant. Tout а coup il se frappa le front. Il venait d’apercevoir, au point oщ finissait la terre et oщ l’eau commenзait, une grille de fer large et basse, cintrйe, garnie d’une йpaisse serrure et de trois gonds massifs. Cette grille, sorte de porte percйe au bas du quai, s’ouvrait sur la riviиre autant que sur la berge. Un ruisseau noirвtre passait dessous. Ce ruisseau se dйgorgeait dans la Seine.

 

Au delа de ses lourds barreaux rouillйs on distinguait une sorte de corridor voыtй et obscur.

 

L’homme croisa les bras et regarda la grille d’un air de reproche.

 

Ce regard ne suffisant pas, il essaya de la pousser; il la secoua, elle rйsista solidement. Il йtait probable qu’elle venait d’кtre ouverte, quoiqu’on n’eыt entendu aucun bruit, chose singuliиre d’une grille si rouillйe; mais il йtait certain qu’elle avait йtй refermйe. Cela indiquait que celui devant qui cette porte venait de tourner avait non un crochet, mais une clef.

 

Cette йvidence йclata tout de suite а l’esprit de l’homme qui s’efforзait d’йbranler la grille et lui arracha cet йpiphonиme indignй:

 

– Voilа qui est fort! une clef du gouvernement!

 

Puis, se calmant immйdiatement, il exprima tout un monde d’idйes intйrieures par cette bouffйe de monosyllabes accentuйs presque ironiquement:

 

– Tiens! tiens! tiens! tiens!

 

Cela dit, espйrant on ne sait quoi, ou voir ressortir l’homme, ou en voir entrer d’autres, il se posta aux aguets derriиre le tas de dйblais, avec la rage patiente du chien d’arrкt.

 

De son cфtй, le fiacre, qui se rйglait sur toutes ses allures, avait fait halte au-dessus de lui prиs du parapet. Le cocher, prйvoyant une longue station, emboоta le museau de ses chevaux dans le sac d’avoine humide en bas, si connu des Parisiens, auxquels les gouvernements, soit dit par parenthиse, le mettent quelquefois. Les rares passants du pont d’Iйna, avant de s’йloigner, tournaient la tкte pour regarder un moment ces deux dйtails du paysage immobiles, l’homme sur la berge, le fiacre sur le quai.

 

Chapitre IV
Lui aussi porte sa croix

Jean Valjean avait repris sa marche et ne s’йtait plus arrкtй. Cette marche йtait de plus en plus laborieuse. Le niveau de ces voыtes varie; la hauteur moyenne est d’environ cinq pieds six pouces, et a йtй calculйe pour la taille d’un homme; Jean Valjean йtait forcй de se courber pour ne pas heurter Marius а la voыte; il fallait а chaque instant se baisser, puis se redresser, tвter sans cesse le mur. La moiteur des pierres et la viscositй du radier en faisaient de mauvais points d’appui, soit pour la main, soit pour le pied. Il trйbuchait dans le hideux fumier de la ville. Les reflets intermittents des soupiraux n’apparaissaient qu’а de trиs longs intervalles, et si blкmes que le plein soleil y semblait clair de lune; tout le reste йtait brouillard, miasme, opacitй, noirceur. Jean Valjean avait faim et soif; soif surtout; et c’est lа, comme la mer, un lieu plein d’eau oщ l’on ne peut boire.

 

Sa force, qui йtait prodigieuse, on le sait, et fort peu diminuйe par l’вge, grвce а sa vie chaste et sobre, commenзait pourtant а flйchir. La fatigue lui venait, et la force en dйcroissant faisait croоtre le poids du fardeau. Marius, mort peut-кtre, pesait comme pиsent les corps inertes. Jean Valjean le soutenait de faзon que la poitrine ne fыt pas gкnйe et que la respiration pыt toujours passer le mieux possible. Il sentait entre ses jambes le glissement rapide des rats. Un d’eux fut effarй au point de le mordre. Il lui venait de temps en temps par les bavettes des bouches de l’йgout un souffle d’air frais qui le ranimait.

 

Il pouvait кtre trois heures de l’aprиs-midi quand il arriva а l’йgout de ceinture.

 

Il fut d’abord йtonnй de cet йlargissement subit. Il se trouva brusquement dans une galerie dont ses mains йtendues n’atteignaient point les deux murs et sous une voыte que sa tкte ne touchait pas. Le Grand Йgout en effet a huit pieds de large sur sept de haut.

 

Au point oщ l’йgout Montmartre rejoint le Grand Йgout, deux autres galeries souterraines, celle de la rue de Provence et celle de l’Abattoir, viennent faire un carrefour. Entre ces quatre voies, un moins sagace eыt йtй indйcis. Jean Valjean prit la plus large, c’est-а-dire l’йgout de ceinture. Mais ici revenait la question: descendre, ou monter? Il pensa que la situation pressait, et qu’il fallait, а tout risque, gagner maintenant la Seine. En d’autres termes, descendre. Il tourna а gauche.

 

Bien lui en prit. Car ce serait une erreur de croire que l’йgout de ceinture a deux issues, l’une vers Bercy, l’autre vers Passy, et qu’il est, comme l’indique son nom, la ceinture souterraine du Paris de la rive droite. Le Grand Йgout, qui n’est, il faut s’en souvenir, autre chose que l’ancien ruisseau Mйnilmontant, aboutit, si on le remonte, а un cul-de-sac, c’est-а-dire а son ancien point de dйpart, qui fut sa source, au pied de la butte Mйnilmontant. Il n’a point de communication directe avec le branchement qui ramasse les eaux de Paris а partir du quartier Popincourt, et qui se jette dans la Seine par l’йgout Amelot au-dessus de l’ancienne оle Louviers. Ce branchement, qui complиte l’йgout collecteur, en est sйparй, sous la rue Mйnilmontant mкme, par un massif qui marque le point de partage des eaux en amont et en aval. Si Jean Valjean eыt remontй la galerie, il fыt arrivй, aprиs mille efforts, йpuisй de fatigue, expirant, dans les tйnиbres, а une muraille. Il йtait perdu.

 

А la rigueur, en revenant un peu sur ses pas, en s’engageant dans le couloir des Filles-du-Calvaire, а la condition de ne pas hйsiter а la patte d’oie souterraine du carrefour Boucherat, en prenant le corridor Saint-Louis, puis, а gauche, le boyau Saint-Gilles, puis en tournant а droite et en йvitant la galerie Saint-Sйbastien, il eыt pu gagner l’йgout Amelot, et de lа, pourvu qu’il ne s’йgarвt point dans l’espиce d’F qui est sous la Bastille, atteindre l’issue sur la Seine prиs de l’Arsenal. Mais, pour cela, il eыt fallu connaоtre а fond, et dans toutes ses ramifications et dans toutes ses percйes, l’йnorme madrйpore de l’йgout. Or, nous devons y insister, il ne savait rien de cette voirie effrayante oщ il cheminait; et, si on lui eыt demandй dans quoi il йtait, il eыt rйpondu: dans de la nuit.

 

Son instinct le servit bien. Descendre, c’йtait en effet le salut possible.

 

Il laissa а sa droite les deux couloirs qui se ramifient en forme de griffe sous la rue Laffitte et la rue Saint-Georges et le long corridor bifurquй de la chaussйe d’Antin.

 

Un peu au-delа d’un affluent qui йtait vraisemblablement le branchement de la Madeleine, il fit halte. Il йtait trиs las. Un soupirail assez large, probablement le regard de la rue d’Anjou, donnait une lumiиre presque vive. Jean Valjean, avec la douceur de mouvements qu’aurait un frиre pour son frиre blessй, dйposa Marius sur la banquette de l’йgout. La face sanglante de Marius apparut sous la lueur blanche du soupirail comme au fond d’une tombe. Il avait les yeux fermйs, les cheveux appliquйs aux tempes comme des pinceaux sйchйs dans de la couleur rouge, les mains pendantes et mortes, les membres froids, du sang coagulй au coin des lиvres. Un caillot de sang s’йtait amassй dans le nњud de la cravate; la chemise entrait dans les plaies, le drap de l’habit frottait les coupures bйantes de la chair vive. Jean Valjean, йcartant du bout des doigts les vкtements, lui posa la main sur la poitrine; le cњur battait encore. Jean Valjean dйchira sa chemise, banda les plaies le mieux qu’il put et arrкta le sang qui coulait; puis, se penchant dans ce demi-jour sur Marius toujours sans connaissance et presque sans souffle, il le regarda avec une inexprimable haine.

 

En dйrangeant les vкtements de Marius, il avait trouvй dans les poches deux choses, le pain qui y йtait oubliй depuis la veille, et le portefeuille de Marius. Il mangea le pain et ouvrit le portefeuille. Sur la premiиre page, il trouva les quatre lignes йcrites par Marius. On s’en souvient:

 

«Je m’appelle Marius Pontmercy. Porter mon cadavre chez mon grand-pиre M. Gillenormand, rue des Filles-du-Calvaire, no 6, au Marais.»

 

Jean Valjean lut, а la clartй du soupirail, ces quatre lignes, et resta un moment comme absorbй en lui-mкme, rйpйtant а demi-voix: Rue des Filles-du-Calvaire, numйro six, monsieur Gillenormand. Il replaзa le portefeuille dans la poche de Marius. Il avait mangй, la force lui йtait revenue; il reprit Marius sur son dos, lui appuya soigneusement la tкte sur son йpaule droite, et se remit а descendre l’йgout.

 

Le Grand Йgout, dirigй selon le thalweg de la vallйe de Mйnilmontant, a prиs de deux lieues de long. Il est pavй sur une notable partie de son parcours.

 

Ce flambeau du nom des rues de Paris dont nous йclairons pour le lecteur la marche souterraine de Jean Valjean, Jean Valjean ne l’avait pas. Rien ne lui disait quelle zone de la ville il traversait, ni quel trajet il avait fait. Seulement la pвleur croissante des flaques de lumiиre qu’il rencontrait de temps en temps lui indiqua que le soleil se retirait du pavй et que le jour ne tarderait pas а dйcliner; et le roulement des voitures au-dessus de sa tкte, йtant devenu de continu intermittent, puis ayant presque cessй, il en conclut qu’il n’йtait plus sous le Paris central et qu’il approchait de quelque rйgion solitaire, voisine des boulevards extйrieurs ou des quais extrкmes. Lа oщ il y a moins de maisons et moins de rues, l’йgout a moins de soupiraux. L’obscuritй s’йpaississait autour de Jean Valjean. Il n’en continua pas moins d’avancer, tвtonnant dans l’ombre.

 

Cette ombre devint brusquement terrible.

 

Chapitre V
Pour le sable comme pour la femme il y a une finesse qui est perfidie

Il sentit qu’il entrait dans l’eau, et qu’il avait sous ses pieds, non plus du pavй, mais de la vase.

 

Il arrive parfois, sur de certaines cфtes de Bretagne ou d’Йcosse, qu’un homme, un voyageur ou un pкcheur, cheminant а marйe basse sur la grиve loin du rivage, s’aperзoit soudainement que depuis plusieurs minutes il marche avec quelque peine. La plage est sous ses pieds comme de la poix; la semelle s’y attache; ce n’est plus du sable, c’est de la glu. La grиve est parfaitement sиche, mais а tous les pas qu’on fait, dиs qu’on a levй le pied, l’empreinte qu’il laisse se remplit d’eau. L’њil, du reste, ne s’est aperзu d’aucun changement; l’immense plage est unie et tranquille, tout le sable a le mкme aspect, rien ne distingue le sol qui est solide du sol qui ne l’est plus; la petite nuйe joyeuse des pucerons de mer continue de sauter tumultueusement sur les pieds du passant. L’homme suit sa route, va devant lui, appuie vers la terre, tвche de se rapprocher de la cфte. Il n’est pas inquiet. Inquiet de quoi? Seulement il sent quelque chose comme si la lourdeur de ses pieds croissait а chaque pas qu’il fait. Brusquement, il enfonce. Il enfonce de deux ou trois pouces. Dйcidйment il n’est pas dans la bonne route; il s’arrкte pour s’orienter. Tout а coup il regarde а ses pieds. Ses pieds ont disparu. Le sable les couvre. Il retire ses pieds du sable, il veut revenir sur ses pas, il retourne en arriиre; il enfonce plus profondйment. Le sable lui vient а la cheville, il s’en arrache et se jette а gauche, le sable lui vient а mi-jambe, il se jette а droite, le sable lui vient aux jarrets. Alors il reconnaоt avec une indicible terreur qu’il est engagй dans de la grиve mouvante, et qu’il a sous lui le milieu effroyable oщ l’homme ne peut pas plus marcher que le poisson n’y peut nager. Il jette son fardeau s’il en a un, il s’allиge comme un navire en dйtresse; il n’est dйjа plus temps, le sable est au-dessus de ses genoux.

 

Il appelle, il agite son chapeau ou son mouchoir, le sable le gagne de plus en plus; si la grиve est dйserte, si la terre est trop loin, si le banc de sable est trop mal famй, s’il n’y a pas de hйros dans les environs, c’est fini, il est condamnй а l’enlisement. Il est condamnй а cet йpouvantable enterrement long, infaillible, implacable, impossible а retarder ni а hвter, qui dure des heures, qui n’en finit pas, qui vous prend debout, libre et en pleine santй, qui vous tire par les pieds, qui, а chaque effort que vous tentez, а chaque clameur que vous poussez, vous entraоne un peu plus bas, qui a l’air de vous punir de votre rйsistance par un redoublement d’йtreinte, qui fait rentrer lentement l’homme dans la terre en lui laissant tout le temps de regarder l’horizon, les arbres, les campagnes vertes, les fumйes des villages dans la plaine, les voiles des navires sur la mer, les oiseaux qui volent et qui chantent, le soleil, le ciel. L’enlisement, c’est le sйpulcre qui se fait marйe et qui monte du fond de la terre vers un vivant. Chaque minute est une ensevelisseuse inexorable. Le misйrable essaye de s’asseoir, de se coucher, de ramper; tous les mouvements qu’il fait l’enterrent; il se redresse, il enfonce; il se sent engloutir; il hurle, implore, crie aux nuйes, se tord les bras, dйsespиre. Le voilа dans le sable jusqu’au ventre; le sable atteint la poitrine; il n’est plus qu’un buste. Il йlиve les mains, jette des gйmissements furieux, crispe ses ongles sur la grиve, veut se retenir а cette cendre, s’appuie sur les coudes pour s’arracher de cette gaine molle, sanglote frйnйtiquement; le sable monte. Le sable atteint les йpaules, le sable atteint le cou; la face seule est visible maintenant. La bouche crie, le sable l’emplit; silence. Les yeux regardent encore, le sable les ferme; nuit. Puis le front dйcroоt, un peu de chevelure frissonne au-dessus du sable; une main sort, troue la surface de la grиve, remue et s’agite, et disparaоt. Sinistre effacement d’un homme.

 

Quelquefois le cavalier s’enlise avec le cheval; quelquefois le charretier s’enlise avec la charrette; tout sombre sous la grиve. C’est le naufrage ailleurs que dans l’eau. C’est la terre noyant l’homme. La terre, pйnйtrйe d’ocйan, devient piиge. Elle s’offre comme une plaine et s’ouvre comme une onde. L’abоme a de ces trahisons.

 

Cette funиbre aventure, toujours possible sur telle ou telle plage de la mer, йtait possible aussi, il y a trente ans, dans l’йgout de Paris.

 

Avant les importants travaux commencйs en 1833, la voirie souterraine de Paris йtait sujette а des effondrements subits.

 

L’eau s’infiltrait dans de certains terrains sous-jacents, particuliиrement friables; le radier, qu’il fыt de pavй, comme dans les anciens йgouts, ou de chaux hydraulique sur bйton, comme dans les nouvelles galeries, n’ayant plus de point d’appui, pliait. Un pli dans un plancher de ce genre, c’est une fente; une fente, c’est l’йcroulement. Le radier croulait sur une certaine longueur. Cette crevasse, hiatus d’un gouffre de boue, s’appelait dans la langue spйciale fontis. Qu’est-ce qu’un fontis? C’est le sable mouvant des bords de la mer tout а coup rencontrй sous terre; c’est la grиve du mont Saint-Michel dans un йgout. Le sol, dйtrempй, est comme en fusion; toutes ses molйcules sont en suspension dans un milieu mou; ce n’est pas de la terre et ce n’est pas de l’eau. Profondeur quelquefois trиs grande. Rien de plus redoutable qu’une telle rencontre. Si l’eau domine, la mort est prompte, il y a engloutissement; si la terre domine, la mort est lente, il y a enlisement.

 

Se figure-t-on une telle mort? si l’enlisement est effroyable sur une grиve de la mer, qu’est-ce dans le cloaque? Au lieu du plein air, de la pleine lumiиre, du grand jour, de ce clair horizon, de ces vastes bruits, de ces libres nuages d’oщ pleut la vie, de ces barques aperзues au loin, de cette espйrance sous toutes les formes, des passants probables, du secours possible jusqu’а la derniиre minute, au lieu de tout cela, la surditй, l’aveuglement, une voыte noire, un dedans de tombe dйjа tout fait, la mort dans la bourbe sous un couvercle! l’йtouffement lent par l’immondice, une boоte de pierre oщ l’asphyxie ouvre sa griffe dans la fange et vous prend а la gorge; la fйtiditй mкlйe au rвle; la vase au lieu de la grиve, l’hydrogиne sulfurй au lieu de l’ouragan, l’ordure au lieu de l’ocйan! et appeler, et grincer des dents, et se tordre, et se dйbattre, et agoniser, avec cette ville йnorme qui n’en sait rien, et qu’on a au-dessus de sa tкte!

 

Inexprimable horreur de mourir ainsi! La mort rachиte quelquefois son atrocitй par une certaine dignitй terrible. Sur le bыcher, dans le naufrage, on peut кtre grand; dans la flamme comme dans l’йcume, une attitude superbe est possible; on s’y transfigure en s’y abоmant. Mais ici point. La mort est malpropre. Il est humiliant d’expirer. Les suprкmes visions flottantes sont abjectes. Boue est synonyme de honte. C’est petit, laid, infвme. Mourir dans une tonne de malvoisie, comme Clarence, soit; dans la fosse du boueur, comme d’Escoubleau, c’est horrible. Se dйbattre lа-dedans est hideux; en mкme temps qu’on agonise, on patauge. Il y a assez de tйnиbres pour que ce soit l’enfer, et assez de fange pour que ce ne soit que le bourbier, et le mourant ne sait pas s’il va devenir spectre ou s’il va devenir crapaud.

 

Partout ailleurs le sйpulcre est sinistre; ici il est difforme.

 

La profondeur des fontis variait, et leur longueur, et leur densitй, en raison de la plus ou moins mauvaise qualitй du sous-sol. Parfois un fontis йtait profond de trois ou quatre pieds, parfois de huit ou dix; quelquefois on ne trouvait pas le fond. La vase йtait ici presque solide, lа presque liquide. Dans le fontis Luniиre, un homme eыt mis un jour а disparaоtre, tandis qu’il eыt йtй dйvorй en cinq minutes par le bourbier Phйlippeaux. La vase porte plus ou moins selon son plus ou moins de densitй. Une enfant se sauve oщ un homme se perd. La premiиre loi de salut, c’est de se dйpouiller de toute espиce de chargement. Jeter son sac d’outils, ou sa hotte ou son auge, c’йtait par lа que commenзait tout йgoutier qui sentait le sol flйchir sous lui.

 

Les fontis avaient des causes diverses: friabilitй du sol; quelque йboulement а une profondeur hors de la portйe de l’homme; les violentes averses de l’йtй; l’ondйe incessante de l’hiver; les longues petites pluies fines. Parfois le poids des maisons environnantes sur un terrain marneux ou sablonneux chassait les voыtes des galeries souterraines et les faisait gauchir, ou bien il arrivait que le radier йclatait et se fendait sous cette йcrasante poussйe. Le tassement du Panthйon a oblitйrй de cette faзon, il y a un siиcle, une partie des caves de la montagne Sainte-Geneviиve. Quand un йgout s’effondrait sous la pression des maisons, le dйsordre, dans certaines occasions, se traduisait en haut dans la rue par une espиce d’йcarts en dents de scie entre les pavйs; cette dйchirure se dйveloppait en ligne serpentante dans toute la longueur de la voыte lйzardйe, et alors, le mal йtant visible, le remиde pouvait кtre prompt. Il advenait aussi que souvent le ravage intйrieur ne se rйvйlait par aucune balafre au dehors. Et dans ce cas-lа, malheur aux йgoutiers. Entrant sans prйcaution dans l’йgout dйfoncй, ils pouvaient s’y perdre. Les anciens registres font mention de quelques puisatiers ensevelis de la sorte dans les fontis. Ils donnent plusieurs noms; entre autres celui de l’йgoutier qui s’enlisa dans un effondrement sous le cagnard de la rue Carкme-Prenant, un nommй Blaise Poutrain; ce Blaise Poutrain йtait frиre de Nicolas Poutrain qui fut le dernier fossoyeur du cimetiиre dit charnier des Innocents en 1785, йpoque oщ ce cimetiиre mourut.

 

Il y eut aussi ce jeune et charmant vicomte d’Escoubleau dont nous venons de parler, l’un des hйros du siиge de Lйrida oщ l’on donna l’assaut en bas de soie, violons en tкte. D’Escoubleau, surpris une nuit chez sa cousine, la duchesse de Sourdis, se noya dans une fondriиre de l’йgout Beautreillis oщ il s’йtait rйfugiй pour йchapper au duc. Madame de Sourdis, quand on lui raconta cette mort, demanda son flacon, et oublia de pleurer а force de respirer des sels. En pareil cas, il n’y a pas d’amour qui tienne; le cloaque l’йteint. Hйro refuse de laver le cadavre de Lйandre. Thisbй se bouche le nez devant Pyrame et dit: Pouah!

 

Chapitre VI
Le fontis

Jean Valjean se trouvait en prйsence d’un fontis.

 

Ce genre d’йcroulement йtait alors frйquent dans le sous-sol des Champs-Йlysйes, difficilement maniable aux travaux hydrauliques et peu conservateur des constructions souterraines а cause de son excessive fluiditй. Cette fluiditй dйpasse l’inconsistance des sables mкme du quartier Saint-Georges, qui n’ont pu кtre vaincus que par un enrochement sur bйton, et des couches glaiseuses infectйes de gaz du quartier des Martyrs, si liquides que le passage n’a pu кtre pratiquй sous la galerie des Martyrs qu’au moyen d’un tuyau en fonte. Lorsqu’en 1836 on a dйmoli sous le faubourg Saint-Honorй, pour le reconstruire, le vieil йgout en pierre oщ nous voyons en ce moment Jean Valjean engagй, le sable mouvant, qui est le sous-sol des Champs-Йlysйes jusqu’а la Seine, fit obstacle au point que l’opйration dura prиs de six mois, au grand rйcri des riverains, surtout des riverains а hфtels et а carrosses. Les travaux furent plus que malaisйs; ils furent dangereux. Il est vrai qu’il y eut quatre mois et demi de pluie et trois crues de la Seine.

 

Le fontis que Jean Valjean rencontrait avait pour cause l’averse de la veille. Un flйchissement du pavй mal soutenu par le sable sous-jacent avait produit un engorgement d’eau pluviale. L’infiltration s’йtant faite, l’effondrement avait suivi. Le radier, disloquй, s’йtait affaissй dans la vase. Sur quelle longueur? Impossible de le dire. L’obscuritй йtait lа plus йpaisse que partout ailleurs. C’йtait un trou de boue dans une caverne de nuit.

 

Jean Valjean sentit le pavй se dйrober sous lui. Il entra dans cette fange. C’йtait de l’eau а la surface, de la vase au fond. Il fallait bien passer. Revenir sur ses pas йtait impossible. Marius йtait expirant, et Jean Valjean extйnuй. Oщ aller d’ailleurs? Jean Valjean avanзa. Du reste la fondriиre parut peu profonde aux premiers pas. Mais а mesure qu’il avanзait, ses pieds plongeaient. Il eut bientфt de la vase jusqu’а mi-jambe et de l’eau plus haut que les genoux. Il marchait, exhaussant de ses deux bras Marius le plus qu’il pouvait au-dessus de l’eau. La vase lui venait maintenant aux jarrets et l’eau а la ceinture. Il ne pouvait dйjа plus reculer. Il enfonзait de plus en plus. Cette vase, assez dense pour le poids d’un homme, ne pouvait йvidemment en porter deux. Marius et Jean Valjean eussent eu chance de s’en tirer, isolйment. Jean Valjean continua d’avancer, soutenant ce mourant, qui йtait un cadavre peut-кtre.

 

L’eau lui venait aux aisselles; il se sentait sombrer; c’est а peine s’il pouvait se mouvoir dans la profondeur de bourbe oщ il йtait. La densitй, qui йtait le soutien, йtait aussi l’obstacle. Il soulevait toujours Marius, et, avec une dйpense de force inouпe, il avanзait; mais il enfonзait. Il n’avait plus que la tкte hors de l’eau, et ses deux bras йlevant Marius. Il y a, dans les vieilles peintures du dйluge, une mиre qui fait ainsi de son enfant.

 

Il enfonзa encore, il renversa sa face en arriиre pour йchapper а l’eau et pouvoir respirer; qui l’eыt vu dans cette obscuritй eыt cru voir un masque flottant sur de l’ombre; il apercevait vaguement au-dessus de lui la tкte pendante et le visage livide de Marius; il fit un effort dйsespйrй, et lanзa son pied en avant; son pied heurta on ne sait quoi de solide. Un point d’appui. Il йtait temps.

 

Il se dressa et se tordit et s’enracina avec une sorte de furie sur ce point d’appui. Cela lui fit l’effet de la premiиre marche d’un escalier remontant а la vie.

 

Ce point d’appui, rencontrй dans la vase au moment suprкme, йtait le commencement de l’autre versant du radier, qui avait pliй sans se briser et s’йtait courbй sous l’eau comme une planche et d’un seul morceau. Les pavages bien construits font voыte et ont de ces fermetйs-lа. Ce fragment de radier, submergй en partie, mais solide, йtait une vйritable rampe, et, une fois sur cette rampe, on йtait sauvй. Jean Valjean remonta ce plan inclinй et arriva de l’autre cфtй de la fondriиre.

 

En sortant de l’eau, il se heurta а une pierre et tomba sur les genoux. Il trouva que c’йtait juste, et y resta quelque temps, l’вme abоmйe dans on ne sait quelle parole а Dieu.

 

Il se redressa, frissonnant, glacй, infect, courbй sous ce mourant qu’il traоnait, tout ruisselant de fange, l’вme pleine d’une йtrange clartй.

 

Chapitre VII
Quelque fois on йchoue oщ l’on croit dйbarquer

Il se remit en route encore une fois.

 

Du reste, s’il n’avait pas laissй sa vie dans le fontis, il semblait y avoir laissй sa force. Ce suprкme effort l’avait йpuisй. Sa lassitude йtait maintenant telle, que tous les trois ou quatre pas, il йtait obligй de reprendre haleine, et s’appuyait au mur. Une fois, il dut s’asseoir sur la banquette pour changer la position de Marius, et il crut qu’il demeurerait lа. Mais si sa vigueur йtait morte, son йnergie ne l’йtait point. Il se releva.

 

Il marcha dйsespйrйment, presque vite, fit ainsi une centaine de pas, sans dresser la tкte, presque sans respirer, et tout а coup se cogna au mur. Il йtait parvenu а un coude de l’йgout, et, en arrivant tкte basse au tournant, il avait rencontrй la muraille. Il leva les yeux, et а l’extrйmitй du souterrain, lа-bas, devant lui, loin, trиs loin, il aperзut une lumiиre. Cette fois, ce n’йtait pas la lumiиre terrible; c’йtait la lumiиre bonne et blanche. C’йtait le jour.

 

Jean Valjean voyait l’issue.

 

Une вme damnйe qui, du milieu de la fournaise, apercevrait tout а coup la sortie de la gйhenne, йprouverait ce qu’йprouva Jean Valjean. Elle volerait йperdument avec le moignon de ses ailes brыlйes vers la porte radieuse. Jean Valjean ne sentit plus la fatigue, il ne sentit plus le poids de Marius, il retrouva ses jarrets d’acier, il courut plus qu’il ne marcha. А mesure qu’il approchait, l’issue se dessinait de plus en plus distinctement. C’йtait une arche cintrйe, moins haute que la voыte qui se restreignait par degrйs et moins large que la galerie qui se resserrait en mкme temps que la voыte s’abaissait. Le tunnel finissait en intйrieur d’entonnoir; rйtrйcissement vicieux, imitй des guichets de maisons de force, logique dans une prison, illogique dans un йgout, et qui a йtй corrigй depuis.

 

Jean Valjean arriva а l’issue. Lа, il s’arrкta.

 

C’йtait bien la sortie, mais on ne pouvait sortir.

 

L’arche йtait fermйe d’une forte grille, et la grille, qui, selon toute apparence, tournait rarement sur ses gonds oxydйs, йtait assujettie а son chambranle de pierre par une serrure йpaisse qui, rouge de rouille, semblait une йnorme brique. On voyait le trou de la clef, et le pкne robuste profondйment plongй dans la gвche de fer. La serrure йtait visiblement fermйe а double tour. C’йtait une de ces serrures de bastilles que le vieux Paris prodiguait volontiers.

 

Au delа de la grille, le grand air, la riviиre, le jour, la berge trиs йtroite, mais suffisante pour s’en aller, les quais lointains, Paris, ce gouffre oщ l’on se dйrobe si aisйment, le large horizon, la libertй. On distinguait а droite, en aval, le pont d’Iйna, et а gauche, en amont, le pont des Invalides; l’endroit eыt йtй propice pour attendre la nuit et s’йvader. C’йtait un des points les plus solitaires de Paris; la berge qui fait face au Gros-Caillou. Les mouches entraient et sortaient а travers les barreaux de la grille.

 

Il pouvait кtre huit heures et demie du soir. Le jour baissait.

 

Jean Valjean dйposa Marius le long du mur sur la partie sиche du radier, puis marcha а la grille et crispa ses deux poings sur les barreaux; la secousse fut frйnйtique, l’йbranlement nul. La grille ne bougea pas. Jean Valjean saisit les barreaux l’un aprиs l’autre, espйrant pouvoir arracher le moins solide et s’en faire un levier pour soulever la porte ou pour briser la serrure. Aucun barreau ne remua. Les dents d’un tigre ne sont pas plus solides dans leurs alvйoles. Pas de levier; pas de pesйe possible. L’obstacle йtait invincible. Aucun moyen d’ouvrir la porte.

 

Fallait-il donc finir lа? Que faire? que devenir? Rйtrograder; recommencer le trajet effrayant qu’il avait dйjа parcouru; il n’en avait pas la force. D’ailleurs, comment traverser de nouveau cette fondriиre d’oщ l’on ne s’йtait tirй que par miracle? Et aprиs la fondriиre, n’y avait-il pas cette ronde de police а laquelle, certes, on n’йchapperait pas deux fois? Et puis, oщ aller? quelle direction prendre? Suivre la pente, ce n’йtait point aller au but. Arrivвt-on а une autre issue, on la trouverait obstruйe d’un tampon ou d’une grille. Toutes les sorties йtaient indubitablement closes de cette faзon. Le hasard avait descellй la grille par laquelle on йtait entrй, mais йvidemment toutes les autres bouches de l’йgout йtaient fermйes. On n’avait rйussi qu’а s’йvader dans une prison.

 

C’йtait fini. Tout ce qu’avait fait Jean Valjean йtait inutile. L'йpuisement aboutissait а l'avortement.

 

Ils йtaient pris l’un et l’autre dans la sombre et immense toile de la mort, et Jean Valjean sentait courir sur ces fils noirs tressaillant dans les tйnиbres l’йpouvantable araignйe.

 

Il tourna le dos а la grille, et tomba sur le pavй, plutфt terrassй qu’assis, prиs de Marius, toujours sans mouvement et sa tкte s’affaissa entre ses genoux. Pas d’issue. C’йtait la derniиre goutte de l’angoisse.

 

А qui songeait-il dans ce profond accablement? Ni а lui-mкme, ni а Marius. Il pensait а Cosette.

 

Chapitre VIII
Le pan de l’habit dйchirй

Au milieu de cet anйantissement, une main se posa sur son йpaule, et une voix qui parlait bas lui dit:

 

– Part а deux.

 

Quelqu’un dans cette ombre? Rien ne ressemble au rкve comme le dйsespoir. Jean Valjean crut rкver. Il n’avait point entendu de pas. Йtait-ce possible? Il leva les yeux.

 

Un homme йtait devant lui.

 

Cet homme йtait vкtu d’une blouse; il avait les pieds nus; il tenait ses souliers dans sa main gauche; il les avait йvidemment фtйs pour pouvoir arriver jusqu’а Jean Valjean, sans qu’on l’entendоt marcher.

 

Jean Valjean n’eut pas un moment d’hйsitation. Si imprйvue que fыt la rencontre, cet homme lui йtait connu. Cet homme йtait Thйnardier.

 

Quoique rйveillй, pour ainsi dire, en sursaut, Jean Valjean, habituй aux alertes et aguerri aux coups inattendus qu’il faut parer vite, reprit possession sur-le-champ de toute sa prйsence d’esprit. D’ailleurs la situation ne pouvait empirer, un certain degrй de dйtresse n’est plus capable de crescendo, et Thйnardier lui-mкme ne pouvait ajouter de la noirceur а cette nuit.

 

Il y eut un instant d’attente.

 

Thйnardier, йlevant sa main droite а la hauteur de son front, s’en fit un abat-jour, puis il rapprocha les sourcils en clignant les yeux, ce qui, avec un lйger pincement de la bouche, caractйrise l’attention sagace d’un homme qui cherche а en reconnaоtre un autre. Il n’y rйussit point. Jean Valjean, on vient de le dire, tournait le dos au jour, et йtait d’ailleurs si dйfigurй, si fangeux et si sanglant qu’en plein midi il eыt йtй mйconnaissable. Au contraire, йclairй de face par la lumiиre de la grille, clartй de cave, il est vrai, livide, mais prйcise dans sa lividitй, Thйnardier, comme dit l’йnergique mйtaphore banale, sauta tout de suite aux yeux de Jean Valjean. Cette inйgalitй de conditions suffisait pour assurer quelque avantage а Jean Valjean dans ce mystйrieux duel qui allait s’engager entre les deux situations et les deux hommes. La rencontre avait lieu entre Jean Valjean voilй et Thйnardier dйmasquй.

 

Jean Valjean s’aperзut tout de suite que Thйnardier ne le reconnaissait pas.

 

Ils se considйrиrent un moment dans cette pйnombre, comme s’ils se prenaient mesure. Thйnardier rompit le premier le silence.

 

— Comment vas-tu faire pour sortir? Jean Valjean ne rйpondit pas.

 

Thйnardier continua:

 

— Impossible de crocheter la porte. Il faut pourtant que tu t’en ailles d’ici.

 

— C’est vrai, dit Jean Valjean.

 

— Eh bien, part а deux.

 

— Que veux-tu dire?

 

— Tu as tuй l’homme; c’est bien. Moi, j’ai la clef. Thйnardier montrait du doigt Marius. Il poursuivit:

 

– Je ne te connais pas, mais je veux t’aider. Tu dois кtre un ami.

 

Jean Valjean commenзa а comprendre. Thйnardier le prenait pour un assassin.

 

Thйnardier reprit:

 

– Йcoute, camarade. Tu n’as pas tuй cet homme sans regarder ce qu’il avait dans ses poches. Donne-moi ma moitiй. Je t’ouvre la porte.

 

Et, tirant а demi une grosse clef de dessous sa blouse toute trouйe, il ajouta:

 

– Veux-tu voir comment est faite la clef des champs? Voilа.

 

Jean Valjean «demeura stupide», le mot est du vieux Corneille[53], au point de douter que ce qu’il voyait fыt rйel. C’йtait la providence apparaissant horrible, et le bon ange sortant de terre sous la forme de Thйnardier.

 

Thйnardier fourra son poing dans une large poche cachйe sous sa blouse, en tira une corde et la tendit а Jean Valjean.

 

– Tiens, dit-il, je te donne la corde par-dessus le marchй.

 

– Pourquoi faire, une corde?

 

– Il te faut aussi une pierre, mais tu en trouveras dehors. Il y a lа un tas de gravats.

 

– Pourquoi faire, une pierre?

 

– Imbйcile, puisque tu vas jeter le pantre[54] а la riviиre, il te faut une pierre et une corde, sans quoi зa flotterait sur l’eau.

 



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