Livre deuxiиme – L'intestin de Lйviathan 


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Livre deuxiиme – L'intestin de Lйviathan



 

Chapitre I
La terre appauvrie par la mer[36]

Paris jette par an vingt-cinq millions а l’eau. Et ceci sans mйtaphore. Comment, et de quelle faзon? jour et nuit. Dans quel but? sans aucun but. Avec quelle pensйe? sans y penser. Pourquoi faire? pour rien. Au moyen de quel organe? au moyen de son intestin. Quel est son intestin? c’est son йgout[37].

 

Vingt-cinq millions, c’est le plus modйrй des chiffres approximatifs que donnent les йvaluations de la science spйciale.

 

La science, aprиs avoir longtemps tвtonnй, sait aujourd’hui que le plus fйcondant et le plus efficace des engrais, c’est l’engrais humain. Les Chinois, disons-le а notre honte, le savaient avant nous. Pas un paysan chinois, c’est Eckeberg qui le dit, ne va а la ville sans rapporter, aux deux extrйmitйs de son bambou, deux seaux pleins de ce que nous nommons immondices. Grвce а l’engrais humain, la terre en Chine est encore aussi jeune qu’au temps d’Abraham. Le froment chinois rend jusqu’а cent vingt fois la semence. Il n’est aucun guano comparable en fertilitй au dйtritus d’une capitale. Une grande ville est le plus puissant des stercoraires. Employer la ville а fumer la plaine, ce serait une rйussite certaine. Si notre or est fumier, en revanche, notre fumier est or.

 

Que fait-on de cet or fumier? On le balaye а l’abоme.

 

On expйdie а grands frais des convois de navires afin de rйcolter au pфle austral la fiente des pйtrels et des pingouins, et l’incalculable йlйment d’opulence qu’on a sous la main, on l’envoie а la mer. Tout l’engrais humain et animal que le monde perd, rendu а la terre au lieu d’кtre jetй а l’eau, suffirait а nourrir le monde.

 

Ces tas d’ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotйs la nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, ces fйtides йcoulements de fange souterraine que le pavй vous cache, savez-vous ce que c’est? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et du thym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bйtail, c’est le mugissement satisfait des grands bњufs le soir, c’est du foin parfumй, c’est du blй dorй, c’est du pain sur votre table, c’est du sang chaud dans vos veines, c’est de la santй, c’est de la joie, c’est de la vie. Ainsi le veut cette crйation mystйrieuse qui est la transformation sur la terre et la transfiguration dans le ciel.

 

Rendez cela au grand creuset; votre abondance en sortira. La nutrition des plaines fait la nourriture des hommes.

 

Vous кtes maоtres de perdre cette richesse, et de me trouver ridicule par-dessus le marchй. Ce sera lа le chef-d’њuvre de votre ignorance.

 

La statistique a calculй que la France а elle seule fait tous les ans а l’Atlantique par la bouche de ses riviиres un versement d’un demi-milliard. Notez ceci: avec ces cinq cents millions on payerait le quart des dйpenses du budget. L’habiletй de l’homme est telle qu’il aime mieux se dйbarrasser de ces cinq cents millions dans le ruisseau. C’est la substance mкme du peuple qu’emportent, ici goutte а goutte, lа а flots, le misйrable vomissement de nos йgouts dans les fleuves et le gigantesque vomissement de nos fleuves dans l’ocйan. Chaque hoquet de nos cloaques nous coыte mille francs. А cela deux rйsultats: la terre appauvrie et l’eau empestйe. La faim sortant du sillon et la maladie sortant du fleuve.

 

Il est notoire, par exemple, qu’а cette heure, la Tamise empoisonne Londres[38].

 

Pour ce qui est de Paris, on a dы, dans ces derniers temps, transporter la plupart des embouchures d’йgouts en aval au-dessous du dernier pont.

 

Un double appareil tubulaire, pourvu de soupapes et d’йcluses de chasse, aspirant et refoulant, un systиme de drainage йlйmentaire, simple comme le poumon de l’homme, et qui est dйjа en pleine fonction dans plusieurs communes d’Angleterre, suffirait pour amener dans nos villes l’eau pure des champs et pour renvoyer dans nos champs l’eau riche des villes, et ce facile va-et-vient, le plus simple du monde, retiendrait chez nous les cinq cents millions jetйs dehors. On pense а autre chose.

 

Le procйdй actuel fait le mal en voulant faire le bien. L’intention est bonne, le rйsultat est triste. On croit expurger la ville, on йtiole la population. Un йgout est un malentendu. Quand partout le drainage, avec sa fonction double, restituant ce qu’il prend, aura remplacй l’йgout, simple lavage appauvrissant, alors, ceci йtant combinй avec les donnйes d’une йconomie sociale nouvelle, le produit de la terre sera dйcuplй, et le problиme de la misиre sera singuliиrement attйnuй. Ajoutez la suppression des parasitismes, il sera rйsolu[39].

 

En attendant, la richesse publique s’en va а la riviиre, et le coulage a lieu. Coulage est le mot. L’Europe se ruine de la sorte par йpuisement.

 

Quant а la France, nous venons de dire son chiffre. Or, Paris contenant le vingt-cinquiиme de la population franзaise totale, et le guano parisien йtant le plus riche de tous, on reste au-dessous de la vйritй en йvaluant а vingt-cinq millions la part de perte de Paris dans le demi-milliard que la France refuse annuellement. Ces vingt-cinq millions, employйs en assistance et en jouissance, doubleraient la splendeur de Paris. La ville les dйpense en cloaques. De sorte qu’on peut dire que la grande prodigalitй de Paris, sa fкte merveilleuse, sa Folie-Beaujon[40], son orgie, son ruissellement d’or а pleines mains, son faste, son luxe, sa magnificence, c’est son йgout.

 

C’est de cette faзon que, dans la cйcitй d’une mauvaise йconomie politique, on noie et on laisse aller а vau-l’eau et se perdre dans les gouffres le bien-кtre de tous. Il devrait y avoir des filets de Saint-Cloud pour la fortune publique.

 

Йconomiquement, le fait peut se rйsumer ainsi: Paris panier percй.

 

Paris, cette citй modиle, ce patron des capitales bien faites dont chaque peuple tвche d’avoir une copie, cette mйtropole de l’idйal, cette patrie auguste de l’initiative, de l’impulsion et de l’essai, ce centre et ce lieu des esprits, cette ville nation, cette ruche de l’avenir, ce composй merveilleux de Babylone et de Corinthe, ferait, au point de vue que nous venons de signaler, hausser les йpaules а un paysan du Fo-Kian.

 

Imitez Paris, vous vous ruinerez.

 

Au reste, particuliиrement en ce gaspillage immйmorial et insensй, Paris lui-mкme imite.

 

Ces surprenantes inepties ne sont pas nouvelles; ce n’est point lа de la sottise jeune. Les anciens agissaient comme les modernes. «Les cloaques de Rome, dit Liebig, ont absorbй tout le bien-кtre du paysan romain.» Quand la campagne de Rome fut ruinйe par l’йgout romain, Rome йpuisa l’Italie, et quand elle eut mis l’Italie dans son cloaque, elle y versa la Sicile, puis la Sardaigne, puis l’Afrique. L’йgout de Rome a engouffrй le monde. Ce cloaque offrait son engloutissement а la citй et а l’univers. Urbi et orbi[41]. Ville йternelle, йgout insondable.

 

Pour ces choses-lа comme pour d’autres, Rome donne l’exemple.

 

Cet exemple, Paris le suit, avec toute la bкtise propre aux villes d’esprit.

 

Pour les besoins de l’opйration sur laquelle nous venons de nous expliquer, Paris a sous lui un autre Paris; un Paris d’йgouts; lequel a ses rues, ses carrefours, ses places, ses impasses, ses artиres, et sa circulation, qui est de la fange, avec la forme humaine de moins.

 

Car il ne faut rien flatter, pas mкme un grand peuple; lа oщ il y a tout, il y a l’ignominie а cфtй de la sublimitй; et, si Paris contient Athиnes, la ville de lumiиre, Tyr, la ville de puissance, Sparte, la ville de vertu, Ninive, la ville de prodige, il contient aussi Lutиce, la ville de boue[42].

 

D’ailleurs le cachet de sa puissance est lа aussi, et la titanique sentine de Paris rйalise, parmi les monuments, cet idйal йtrange rйalisй dans l’humanitй par quelques hommes tels que Machiavel, Bacon et Mirabeau, le grandiose abject.

 

Le sous-sol de Paris, si l’њil pouvait en pйnйtrer la surface, prйsenterait l’aspect d’un madrйpore colossal. Une йponge n’a guиre plus de pertuis et de couloirs que la motte de terre de six lieues de tour sur laquelle repose l’antique grande ville. Sans parler des catacombes, qui sont une cave а part, sans parler de l’inextricable treillis des conduits du gaz, sans compter le vaste systиme tubulaire de la distribution d’eau vive qui aboutit aux bornes-fontaines, les йgouts а eux seuls font sous les deux rives un prodigieux rйseau tйnйbreux; labyrinthe qui a pour fil sa pente.

 

Lа apparaоt, dans la brume humide, le rat, qui semble le produit de l’accouchement de Paris.

 

Chapitre II
L’histoire ancienne de l’йgout

Qu’on s’imagine Paris фtй comme un couvercle, le rйseau souterrain des йgouts, vu а vol d’oiseau[43], dessinera sur les deux rives une espиce de grosse branche greffйe au fleuve. Sur la rive droite l’йgout de ceinture sera le tronc de cette branche, les conduits secondaires seront les rameaux et les impasses seront les ramuscules.

 

Cette figure n’est que sommaire et а demi exacte, l’angle droit, qui est l’angle habituel de ce genre de ramifications souterraines, йtant trиs rare dans la vйgйtation.

 

On se fera une image plus ressemblante de cet йtrange plan gйomйtral en supposant qu’on voie а plat sur un fond de tйnиbres quelque bizarre alphabet d’orient brouillй comme un fouillis, et dont les lettres difformes seraient soudйes les unes aux autres, dans un pкle-mкle apparent et comme au hasard, tantфt par leurs angles, tantфt par leurs extrйmitйs.

 

Les sentines et les йgouts jouaient un grand rфle au Moyen-Вge, au Bas-Empire et dans ce vieil Orient. La peste y naissait, les despotes y mouraient. Les multitudes regardaient presque avec une crainte religieuse ces lits de pourriture, monstrueux berceaux de la Mort. La fosse aux vermines de Bйnarиs n’est pas moins vertigineuse que la fosse aux lions de Babylone. Tйglath-Phalasar, au dire des livres rabbiniques, jurait par la sentine de Ninive, C’est de l’йgout de Munster que Jean de Leyde faisait sortir sa fausse lune, et c’est du puits-cloaque de Kekhscheb que son mйnechme[44] oriental, Mokannв, le prophиte voilй du Khorassan, faisait sortir son faux soleil.

 

L’histoire des hommes se reflиte dans l’histoire des cloaques. Les gйmonies racontaient Rome. L’йgout de Paris a йtй une vieille chose formidable. Il a йtй sйpulcre, il a йtй asile, Le crime, l’intelligence, la protestation sociale, la libertй de conscience, la pensйe, le vol, tout ce que les lois humaines poursuivent ou ont poursuivi, s’est cachй dans ce trou; les maillotins au quatorziиme siиcle, les tire-laine au quinziиme, les huguenots au seiziиme, les illuminйs de Morin au dix-septiиme, les chauffeurs[45] au dix-huitiиme. Il y a cent ans, le coup de poignard nocturne en sortait, le filou en danger y glissait; le bois avait la caverne, Paris avait l’йgout. La truanderie, cette picareria gauloise, acceptait l’йgout comme succursale de la Cour des Miracles, et le soir, narquoise et fйroce, rentrait sous le vomitoire Maubuйe comme dans une alcфve.

 

Il йtait tout simple que ceux qui avaient pour lieu de travail quotidien le cul-de-sac Vide-Gousset ou la rue Coupe-Gorge eussent pour domicile nocturne le ponceau du Chemin-Vert ou le cagnard Hurepoix. De lа un fourmillement de souvenirs. Toutes sortes de fantфmes hantent ces longs corridors solitaires; partout la putriditй et le miasme; за et lа un soupirail oщ Villon dedans cause avec Rabelais dehors.

 

L’йgout, dans l’ancien Paris, est le rendez-vous de tous les йpuisements et de tous les essais. L’йconomie politique y voit un dйtritus, la philosophie sociale y voit un rйsidu.

 

L’йgout, c’est la conscience de la ville. Tout y converge, et s’y confronte. Dans ce lieu livide, il y a des tйnиbres, mais il n’y a plus de secrets. Chaque chose a sa forme vraie, ou du moins sa forme dйfinitive. Le tas d’ordures a cela pour lui qu’il n’est pas menteur. La naпvetй s’est rйfugiйe lа. Le masque de Basile s’y trouve, mais on en voit le carton, et les ficelles, et le dedans comme le dehors, et il est accentuй d’une boue honnкte. Le faux nez de Scapin l’avoisine. Toutes les malpropretйs de la civilisation, une fois hors de service, tombent dans cette fosse de vйritй oщ aboutit l’immense glissement social. Elles s’y engloutissent, mais elles s’y йtalent. Ce pкle-mкle est une confession. Lа, plus de fausse apparence, aucun plвtrage possible, l’ordure фte sa chemise, dйnudation absolue, dйroute des illusions et des mirages, plus rien que ce qui est, faisant la sinistre figure de ce qui finit. Rйalitй et disparition. Lа, un cul de bouteille avoue l’ivrognerie, une anse de panier raconte la domesticitй; lа, le trognon de pomme qui a eu des opinions littйraires redevient le trognon de pomme; l’effigie du gros sou se vert-de-grise franchement, le crachat de Caпphe rencontre le vomissement de Falstaff, le louis d’or qui sort du tripot heurte le clou oщ pend le bout de corde du suicide, un fњtus livide roule enveloppй dans des paillettes qui ont dansй le mardi gras dernier а l’Opйra, une toque qui a jugй les hommes se vautre prиs d’une pourriture qui a йtй la jupe de Margoton; c’est plus que de la fraternitй, c’est du tutoiement. Tout ce qui se fardait se barbouille. Le dernier voile est arrachй. Un йgout est un cynique. Il dit tout.

 

Cette sincйritй de l’immondice nous plaоt, et repose l’вme. Quand on a passй son temps а subir sur la terre le spectacle des grands airs que prennent la raison d’йtat, le serment, la sagesse politique, la justice humaine, les probitйs professionnelles, les austйritйs de situation, les robes incorruptibles, cela soulage d’entrer dans un йgout et de voir de la fange qui en convient.

 

Cela enseigne en mкme temps. Nous l’avons dit tout а l’heure, l’histoire passe par l’йgout. Les Saint-Barthйlemy y filtrent goutte а goutte entre les pavйs. Les grands assassinats publics, les boucheries politiques et religieuses, traversent ce souterrain de la civilisation et y poussent leurs cadavres. Pour l’њil du songeur, tous les meurtriers historiques sont lа, dans la pйnombre hideuse, а genoux, avec un pan de leur suaire pour tablier, йpongeant lugubrement leur besogne. Louis XI y est avec Tristan, Franзois Ier y est avec Duprat, Charles IX y est avec sa mиre, Richelieu y est avec Louis XIII, Louvois y est, Letellier y est, Hйbert et Maillard y sont, grattant les pierres et tвchant de faire disparaоtre la trace de leurs actions. On entend sous ces voыtes le balai de ces spectres. On y respire la fйtiditй йnorme des catastrophes sociales. On voit dans des coins des miroitements rougeвtres. Il coule lа une eau terrible oщ se sont lavйes des mains sanglantes.

 

L’observateur social doit entrer dans ces ombres. Elles font partie de son laboratoire. La philosophie est le microscope de la pensйe. Tout veut la fuir, mais rien ne lui йchappe. Tergiverser est inutile. Quel cфtй de soi montre-t-on en tergiversant? le cфtй honte. La philosophie poursuit de son regard probe le mal, et ne lui permet pas de s’йvader dans le nйant. Dans l’effacement des choses qui disparaissent, dans le rapetissement des choses qui s’йvanouissent, elle reconnaоt tout. Elle reconstruit la pourpre d’aprиs le haillon et la femme d’aprиs le chiffon. Avec le cloaque elle refait la ville; avec la boue elle refait les mњurs. Du tesson elle conclut l’amphore, ou la cruche. Elle reconnaоt а une empreinte d’ongle sur un parchemin la diffйrence qui sйpare la juiverie de la Judengasse de la juiverie du Ghetto. Elle retrouve dans ce qui reste ce qui a йtй, le bien, le mal, le faux, le vrai, la tache de sang du palais, le pвtй d’encre de la caverne, la goutte de suif du lupanar, les йpreuves subies, les tentations bien venues, les orgies vomies, le pli qu’ont fait les caractиres en s’abaissant, la trace de la prostitution dans les вmes que leur grossiиretй en faisait capables, et sur la veste des portefaix de Rome la marque du coup de coude de Messaline[46].

Chapitre III
Bruneseau

L’йgout de Paris, au moyen вge, йtait lйgendaire. Au seiziиme siиcle Henri II essaya un sondage qui avorta. Il n’y a pas cent ans, le cloaque, Mercier l’atteste[47], йtait abandonnй а lui-mкme et devenait ce qu’il pouvait.

 

Tel йtait cet ancien Paris, livrй aux querelles, aux indйcisions et aux tвtonnements. Il fut longtemps assez bкte. Plus tard, 89 montra comment l’esprit vient aux villes. Mais, au bon vieux temps, la capitale avait peu de tкte; elle ne savait faire ses affaires ni moralement ni matйriellement, et pas mieux balayer les ordures que les abus. Tout йtait obstacle, tout faisait question. L’йgout, par exemple, йtait rйfractaire а tout itinйraire. On ne parvenait pas plus а s’orienter dans la voirie qu’а s’entendre dans la ville; en haut l’inintelligible, en bas l’inextricable; sous la confusion des langues il y avait la confusion des caves; Dйdale doublait Babel.

 

Quelquefois, l’йgout de Paris se mкlait de dйborder, comme si ce Nil mйconnu йtait subitement pris de colиre. Il y avait, chose infвme, des inondations d’йgout. Par moments, cet estomac de la civilisation digйrait mal, le cloaque refluait dans le gosier de la ville, et Paris avait l’arriиre-goыt de sa fange. Ces ressemblances de l’йgout avec le remords avaient du bon; c’йtaient des avertissements; fort mal pris du reste; la ville s’indignait que sa boue eыt tant d’audace, et n’admettait pas que l’ordure revоnt. Chassez-la mieux.

 

L’inondation de 1802[48] est un des souvenirs actuels des Parisiens de quatre-vingts ans. La fange se rйpandit en croix place des Victoires, oщ est la statue de Louis XIV; elle entra rue Saint-Honorй par les deux bouches d’йgout des Champs-Йlysйes, rue Saint-Florentin par l’йgout Saint-Florentin, rue Pierre-а-Poisson par l’йgout de la Sonnerie, rue Popincourt par l’йgout du Chemin-Vert, rue de la Roquette par l’йgout de la rue de Lappe; elle couvrit le caniveau de la rue des Champs-Йlysйes jusqu’а une hauteur de trente-cinq centimиtres; et, au midi, par le vomitoire de la Seine faisant sa fonction en sens inverse, elle pйnйtra rue Mazarine, rue de l’Йchaudй, et rue des Marais, oщ elle s’arrкta а une longueur de cent neuf mиtres, prйcisйment а quelques pas de la maison qu’avait habitйe Racine, respectant, dans le dix-septiиme siиcle, le poиte plus que le roi. Elle atteignit son maximum de profondeur rue Saint-Pierre oщ elle s’йleva а trois pieds au-dessus des dalles de la gargouille, et son maximum d’йtendue rue Saint-Sabin oщ elle s’йtala sur une longueur de deux cent trente-huit mиtres.

 

Au commencement de ce siиcle, l’йgout de Paris йtait encore un lieu mystйrieux. La boue ne peut jamais кtre bien famйe; mais ici le mauvais renom allait jusqu’а l’effroi. Paris savait confusйment qu’il avait sous lui une cave terrible. On en parlait comme de cette monstrueuse souille de Thиbes oщ fourmillaient des scolopendres de quinze pieds de long et qui eыt pu servir de baignoire а Bйhйmoth. Les grosses bottes des йgoutiers ne s’aventuraient jamais au delа de certains points connus. On йtait encore trиs voisin du temps oщ les tombereaux des boueurs, du haut desquels Sainte-Foix fraternisait avec le marquis de Crйqui[49], se dйchargeaient tout simplement dans l’йgout. Quant au curage, on confiait cette fonction aux averses, qui encombraient plus qu’elles ne balayaient. Rome laissait encore quelque poйsie а son cloaque et l’appelait Gйmonies; Paris insultait le sien et l’appelait le Trou punais. La science et la superstition йtaient d’accord pour l’horreur. Le Trou punais ne rйpugnait pas moins а l’hygiиne qu’а la lйgende. Le Moine bourru йtait йclos sous la voussure fйtide de l’йgout Mouffetard; les cadavres des Marmousets avaient йtй jetйs dans l’йgout de la Barillerie; Fagon avait attribuй la redoutable fiиvre maligne de 1685 au grand hiatus de l’йgout du Marais qui resta bйant jusqu’en 1833 rue Saint-Louis presque en face de l’enseigne du Messager galant. La bouche d’йgout de la rue de la Mortellerie йtait cйlиbre par les pestes qui en sortaient; avec sa grille de fer а pointes qui simulait une rangйe de dents, elle йtait dans cette rue fatale comme une gueule de dragon soufflant l’enfer sur les hommes. L’imagination populaire assaisonnait le sombre йvier parisien d’on ne sait quel hideux mйlange d’infini. L’йgout йtait sans fond. L’йgout, c’йtait le barathrum[50]. L’idйe d’explorer ces rйgions lйpreuses ne venait pas mкme а la police. Tenter cet inconnu, jeter la sonde dans cette ombre, aller а la dйcouverte dans cet abоme, qui l’eыt osй? C’йtait effrayant. Quelqu’un se prйsenta pourtant. Le cloaque eut son Christophe Colomb.

 

Un jour, en 1805, dans une de ces rares apparitions que l’empereur faisait а Paris, le ministre de l’intйrieur, un Decrиs ou un Crйtet quelconque, vint au petit lever du maоtre. On entendait dans le Carrousel le traоnement des sabres de tous ces soldats extraordinaires de la grande rйpublique et du grand empire; il y avait encombrement de hйros а la porte de Napolйon; hommes du Rhin, de l’Escaut, de l’Adige et du Nil; compagnons de Joubert, de Desaix, de Marceau, de Hoche, de Klйber; aйrostiers de Fleurus, grenadiers de Mayence, pontonniers de Gкnes, hussards que les Pyramides avaient regardйs, artilleurs qu’avait йclaboussйs le boulet de Junot, cuirassiers qui avaient pris d’assaut la flotte а l’ancre dans le Zuyderzйe; les uns avaient suivi Bonaparte sur le pont de Lodi, les autres avaient accompagnй Murat dans la tranchйe de Mantoue, les autres avaient devancй Lannes dans le chemin creux de Montebello. Toute l’armйe d’alors йtait lа, dans la cour des Tuileries, reprйsentйe par une escouade ou par un peloton, et gardant Napolйon au repos; et c’йtait l’йpoque splendide oщ la grande armйe avait derriиre elle Marengo et devant elle Austerlitz. – Sire, dit le ministre de l’intйrieur а Napolйon, j’ai vu hier l’homme le plus intrйpide de votre empire. – Qu’est-ce que cet homme? dit brusquement l’empereur, et qu’est-ce qu’il a fait? – Il veut faire une chose, sire. – Laquelle? – Visiter les йgouts de Paris.

 

Cet homme existait et se nommait Bruneseau.

 

Chapitre IV
Dйtails ignorйs

La visite eut lieu. Ce fut une campagne redoutable; une bataille nocturne contre la peste et l’asphyxie. Ce fut en mкme temps un voyage de dйcouvertes. Un des survivants de cette exploration, ouvrier intelligent, trиs jeune alors, en racontait encore il y a quelques annйes les curieux dйtails que Bruneseau crut devoir omettre dans son rapport au prйfet de police, comme indignes du style administratif. Les procйdйs dйsinfectants йtaient а cette йpoque trиs rudimentaires. А peine Bruneseau eut-il franchi les premiиres articulations du rйseau souterrain, que huit des travailleurs sur vingt refusиrent d’aller plus loin. L’opйration йtait compliquйe; la visite entraоnait le curage; il fallait donc curer, et en mкme temps arpenter: noter les entrйes d’eau, compter les grilles et les bouches, dйtailler les branchements, indiquer les courants а points de partage, reconnaоtre les circonscriptions respectives des divers bassins, sonder les petits йgouts greffйs sur l’йgout principal, mesurer la hauteur sous clef de chaque couloir, et la largeur, tant а la naissance des voыtes qu’а fleur du radier, enfin dйterminer les ordonnйes du nivellement au droit de chaque entrйe d’eau, soit du radier de l’йgout, soit du sol de la rue. On avanзait pйniblement. Il n’йtait pas rare que les йchelles de descente plongeassent dans trois pieds de vase. Les lanternes agonisaient dans les miasmes. De temps en temps on emportait un йgoutier йvanoui. А de certains endroits, prйcipice. Le sol s’йtait effondrй, le dallage avait croulй, l’йgout s’йtait changй en puits perdu; on ne trouvait plus le solide; un homme disparut brusquement; on eut grand’peine а le retirer. Par le conseil de Fourcroy, on allumait de distance en distance, dans les endroits suffisamment assainis, de grandes cages pleines d’йtoupe imbibйe de rйsine. La muraille, par places, йtait couverte de fongus difformes, et l’on eыt dit des tumeurs, la pierre elle-mкme semblait malade dans ce milieu irrespirable.

 

Bruneseau, dans son exploration, procйda d’amont en aval. Au point de partage des deux conduites d’eau du Grand-Hurleur, il dйchiffra sur une pierre en saillie la date 1550; cette pierre indiquait la limite oщ s’йtait arrкtй Philibert Delorme, chargй par Henri II de visiter la voirie souterraine de Paris. Cette pierre йtait la marque du seiziиme siиcle а l’йgout. Bruneseau retrouva la main-d’њuvre du dix-septiиme dans le conduit du Ponceau et dans le conduit de la rue Vieille-du-Temple, voыtйs entre 1600 et 1650, et la main-d’њuvre du dix-huitiиme dans la section ouest du canal collecteur, encaissйe et voыtйe en 1740. Ces deux voыtes, surtout la moins ancienne, celle de 1740, йtaient plus lйzardйes et plus dйcrйpites que la maзonnerie de l’йgout de ceinture, laquelle datait de 1412, йpoque oщ le ruisseau d’eau vive de Mйnilmontant fut йlevй а la dignitй de grand йgout de Paris, avancement analogue а celui d’un paysan qui deviendrait premier valet de chambre du roi; quelque chose comme Gros-Jean transformй en Lebel.

 

On crut reconnaоtre за et lа, notamment sous le Palais de justice, des alvйoles d’anciens cachots pratiquйs dans l’йgout mкme. In pace hideux. Un carcan de fer pendait dans l’une de ces cellules. On les mura toutes. Quelques trouvailles furent bizarres; entre autres le squelette d’un orang-outang disparu du Jardin des plantes en 1800, disparition probablement connexe а la fameuse et incontestable apparition du diable rue des Bernardins dans la derniиre annйe du dix-huitiиme siиcle. Le pauvre diable avait fini par se noyer dans l’йgout.

 

Sous le long couloir cintrй qui aboutit а l’Arche-Marion, une hotte de chiffonnier, parfaitement conservйe, fit l’admiration des connaisseurs. Partout, la vase, que les йgoutiers en йtaient venus а manier intrйpidement, abondait en objets prйcieux, bijoux d’or et d’argent, pierreries, monnaies. Un gйant qui eыt filtrй ce cloaque eыt eu dans son tamis la richesse des siиcles. Au point de partage des deux branchements de la rue du Temple et de la rue Sainte-Avoye, on ramassa une singuliиre mйdaille huguenote en cuivre, portant d’un cфtй un porc coiffй d’un chapeau de cardinal et de l’autre un loup la tiare en tкte.

 

La rencontre la plus surprenante fut а l’entrйe du Grand Йgout. Cette entrйe avait йtй autrefois fermйe par une grille dont il ne restait plus que les gonds. А l’un de ces gonds pendait une sorte de loque informe et souillйe qui, sans doute arrкtйe lа au passage, y flottait dans l’ombre et achevait de s’y dйchiqueter. Bruneseau approcha sa lanterne et examina ce lambeau. C’йtait de la batiste trиs fine, et l’on distinguait а l’un des coins moins rongй que le reste une couronne hйraldique brodйe au-dessus de ces sept lettres: LAVBESP. La couronne йtait une couronne de marquis et les sept lettres signifiaient Laubespine. On reconnut que ce qu’on avait sous les yeux йtait un morceau du linceul de Marat. Marat, dans sa jeunesse, avait eu des amours. C’йtait quand il faisait partie de la maison du comte d’Artois en qualitй de mйdecin des йcuries. De ces amours, historiquement constatйs, avec une grande dame, il lui йtait restй ce drap de lit. Йpave ou souvenir. А sa mort, comme c’йtait le seul linge un peu fin qu’il eыt chez lui, on l’y avait enseveli. De vieilles femmes avaient emmaillotй pour la tombe, dans ce lange oщ il y avait eu de la voluptй, le tragique Ami du Peuple.

 

Bruneseau passa outre. On laissa cette guenille oщ elle йtait; on ne l’acheva pas. Fut-ce mйpris ou respect? Marat mйritait les deux. Et puis, la destinйe y йtait assez empreinte pour qu’on hйsitвt а y toucher. D’ailleurs, il faut laisser aux choses du sйpulcre la place qu’elles choisissent. En somme, la relique йtait йtrange. Une marquise y avait dormi; Marat y avait pourri; elle avait traversй le Panthйon pour aboutir aux rats d’йgout. Ce chiffon d’alcфve, dont Watteau eыt jadis joyeusement dessinй tous les plis, avait fini par кtre digne du regard fixe de Dante.

 

La visite totale de la voirie immonditielle souterraine de Paris dura sept ans, de 1805 а 1812. Tout en cheminant, Bruneseau dйsignait, dirigeait et mettait а fin des travaux considйrables; en 1808, il abaissait le radier du Ponceau, et, crйant partout des lignes nouvelles, il poussait l’йgout, en 1809, sous la rue Saint-Denis jusqu’а la fontaine des Innocents; en 1810, sous la rue Froidmanteau et sous la Salpкtriиre, en 1811, sous la rue Neuve-des-Petits-Pиres, sous la rue du Mail, sous la rue de l’Йcharpe, sous la place Royale, en 1812, sous la rue de la Paix et sous la chaussйe d’Antin. En mкme temps, il faisait dйsinfecter et assainir tout le rйseau. Dиs la deuxiиme annйe, Bruneseau s’йtait adjoint son gendre Nargaud.

 

C’est ainsi qu’au commencement de ce siиcle la vieille sociйtй cura son double-fond et fit la toilette de son йgout. Ce fut toujours cela de nettoyй.

 

Tortueux, crevassй, dйpavй, craquelй, coupй de fondriиres, cahotй par des coudes bizarres, montant et descendant sans logique, fйtide, sauvage, farouche, submergй d’obscuritй, avec des cicatrices sur ses dalles et des balafres sur ses murs, йpouvantable, tel йtait, vu rйtrospectivement, l’antique йgout de Paris. Ramifications en tous sens, croisements de tranchйes, branchements, pattes d’oie, йtoiles comme dans les sapes, cжcums, culs-de-sac, voыtes salpкtrйes, puisards infects, suintements dartreux sur les parois, gouttes tombant des plafonds, tйnиbres; rien n’йgalait l’horreur de cette vieille crypte exutoire, appareil digestif de Babylone, antre, fosse, gouffre percй de rues, taupiniиre titanique oщ l’esprit croit voir rфder а travers l’ombre, dans de l’ordure qui a йtй de la splendeur, cette йnorme taupe aveugle, le passй.

 

Ceci, nous le rйpйtons, c’йtait l’йgout d’autrefois.

 

Chapitre V
Progrиs actuel

Aujourd’hui l’йgout est propre, froid, droit, correct. Il rйalise presque l’idйal de ce qu’on entend en Angleterre par le mot «respectable». Il est convenable et grisвtre[51]; tirй au cordeau; on pourrait presque dire а quatre йpingles. Il ressemble а un fournisseur devenu conseiller d’Йtat. On y voit presque clair. La fange s’y comporte dйcemment. Au premier abord, on le prendrait volontiers pour un de ces corridors souterrains si communs jadis et si utiles aux fuites de monarques et de princes, dans cet ancien bon temps «oщ le peuple aimait ses rois». L’йgout actuel est un bel йgout; le style pur y rиgne; le classique alexandrin rectiligne qui, chassй de la poйsie, paraоt s’кtre rйfugiй dans l’architecture, semble mкlй а toutes les pierres de cette longue voыte tйnйbreuse et blanchвtre; chaque dйgorgeoir est une arcade; la rue de Rivoli fait йcole jusque dans le cloaque. Au reste, si la ligne gйomйtrique est quelque part а sa place, c’est а coup sыr dans la tranchйe stercoraire d’une grande ville. Lа, tout doit кtre subordonnй au chemin le plus court. L’йgout a pris aujourd’hui un certain aspect officiel. Les rapports mкmes de police dont il est quelquefois l’objet ne lui manquent plus de respect. Les mots qui le caractйrisent dans le langage administratif sont relevйs et dignes. Ce qu’on appelait boyau, on l’appelle galerie; ce qu’on appelait trou, on l’appelle regard. Villon ne reconnaоtrait plus son antique logis en-cas. Ce rйseau de caves a bien toujours son immйmoriale population de rongeurs, plus pullulante que jamais; de temps en temps, un rat, vieille moustache, risque sa tкte а la fenкtre de l’йgout et examine les Parisiens; mais cette vermine elle-mкme s’apprivoise, satisfaite qu’elle est de son palais souterrain. Le cloaque n’a plus rien de sa fйrocitй primitive. La pluie, qui salissait l’йgout d’autrefois, lave l’йgout d'а prйsent. Ne vous y fiez pas trop pourtant. Les miasmes l’habitent encore. Il est plutфt hypocrite qu’irrйprochable. La prйfecture de police et la commission de salubritй ont eu beau faire. En dйpit de tous les procйdйs d’assainissement, il exhale une vague odeur suspecte, comme Tartuffe aprиs la confession.

 

Convenons-en, comme, а tout prendre, le balayage est un hommage que l’йgout rend а la civilisation, et comme, а ce point de vue, la conscience de Tartuffe est un progrиs sur l’йtable d’Augias, il est certain que l’йgout de Paris s’est amйliorй.

 

C’est plus qu’un progrиs; c’est une transmutation. Entre l’йgout ancien et l’йgout actuel, il y a une rйvolution. Qui a fait cette rйvolution?

 

L’homme que tout le monde oublie et que nous avons nommй, Bruneseau.

 

Chapitre VI
Progrиs futur

Le creusement de l’йgout de Paris n’a pas йtй une petite besogne. Les dix derniers siиcles y ont travaillй sans le pouvoir terminer, pas plus qu’ils n’ont pu finir Paris. L’йgout, en effet, reзoit tous les contre-coups de la croissance de Paris. C’est, dans la terre, une sorte de polype tйnйbreux aux mille antennes qui grandit dessous en mкme temps que la ville dessus. Chaque fois que la ville perce une rue, l’йgout allonge un bras. La vieille monarchie n’avait construit que vingt-trois mille trois cents mиtres d’йgouts; c’est lа que Paris en йtait le 1er janvier 1806. А partir de cette йpoque, dont nous reparlerons tout а l’heure, l’њuvre a йtй utilement et йnergiquement reprise et continuйe; Napolйon a bвti, ces chiffres sont curieux, quatre mille huit cent quatre mиtres; Louis XVIII, cinq mille sept cent neuf; Charles X, dix mille huit cent trente-six; Louis-Philippe, quatre-vingt-neuf mille vingt; la Rйpublique de 1848, vingt-trois mille trois cent quatre-vingt-un; le rйgime actuel, soixante-dix mille cinq cents; en tout, а l’heure qu’il est, deux cent vingt-six mille six cent dix mиtres, soixante lieues d’йgout; entrailles йnormes de Paris. Ramification obscure, toujours en travail; construction ignorйe et immense.

 

Comme on le voit, le dйdale souterrain de Paris est aujourd’hui plus que dйcuple de ce qu’il йtait au commencement du siиcle. On se figure malaisйment tout ce qu’il a fallu de persйvйrance et d’efforts pour amener ce cloaque au point de perfection relative oщ il est maintenant. C’йtait а grand’peine que la vieille prйvфtй monarchique et, dans les dix derniиres annйes du dix-huitiиme siиcle, la mairie rйvolutionnaire йtaient parvenues а forer les cinq lieues d’йgouts qui existaient avant 1806. Tous les genres d’obstacles entravaient cette opйration, les uns propres а la nature du sol, les autres inhйrents aux prйjugйs mкmes de la population laborieuse de Paris. Paris est bвti sur un gisement йtrangement rebelle а la pioche, а la houe, а la sonde, au maniement humain. Rien de plus difficile а percer et а pйnйtrer que cette formation gйologique а laquelle se superpose la merveilleuse formation historique nommйe Paris; dиs que, sous une forme quelconque, le travail s’engage et s’aventure dans cette nappe d’alluvions, les rйsistances souterraines abondent. Ce sont des argiles liquides, des sources vives, des roches dures, de ces vases molles et profondes que la science spйciale appelle moutardes. Le pic avance laborieusement dans des lames calcaires alternйes de filets de glaises trиs minces et de couches schisteuses aux feuillets incrustйs d’йcailles d’huоtres contemporaines des ocйans prйadamites. Parfois un ruisseau crиve brusquement une voыte commencйe et inonde les travailleurs; ou c’est une coulйe de marne qui se fait jour et se rue avec la furie d’une cataracte, brisant comme verre les plus grosses poutres de soutиnement. Tout rйcemment, а la Villette, quand il a fallu, sans interrompre la navigation et sans vider le canal, faire passer l’йgout collecteur sous le canal Saint-Martin, une fissure s’est faite dans la cuvette du canal, l’eau a abondй subitement dans le chantier souterrain, au delа de toute la puissance des pompes d’йpuisement; il a fallu faire chercher par un plongeur la fissure qui йtait dans le goulet du grand bassin, et on ne l’a point bouchйe sans peine. Ailleurs, prиs de la Seine, et mкme assez loin du fleuve, comme par exemple а Belleville, Grande-Rue et passage Lumiиre, on rencontre des sables sans fond oщ l’on s’enlise et oщ un homme peut fondre а vue d’њil. Ajoutez l’asphyxie par les miasmes, l’ensevelissement par les йboulements, les effondrements subits. Ajoutez le typhus, dont les travailleurs s’imprиgnent lentement. De nos jours, aprиs avoir creusй la galerie de Clichy, avec banquette pour recevoir une conduite maоtresse d’eau de l’Ourcq, travail exйcutй en tranchйe, а dix mиtres de profondeur; aprиs avoir, а travers les йboulements, а l’aide des fouilles, souvent putrides, et des йtrйsillonnements, voыtй la Biиvre du boulevard de l’Hфpital jusqu’а la Seine; aprиs avoir, pour dйlivrer Paris des eaux torrentielles de Montmartre et pour donner йcoulement а cette mare fluviale de neuf hectares qui croupissait prиs de la barriиre des Martyrs; aprиs avoir, disons-nous, construit la ligne d’йgouts de la barriиre Blanche au chemin d’Aubervilliers, en quatre mois, jour et nuit, а une profondeur de onze mиtres; aprиs avoir, chose qu’on n’avait pas vue encore, exйcutй souterrainement un йgout rue Barre-du-Bec, sans tranchйe, а six mиtres au-dessous du sol, le conducteur Monnot est mort. Aprиs avoir voыtй trois mille mиtres d’йgouts sur tous les points de la ville, de la rue Traversiиre-Saint-Antoine а la rue de Lourcine, aprиs avoir, par le branchement de l’Arbalиte, dйchargй des inondations pluviales le carrefour Censier-Mouffetard, aprиs avoir bвti l’йgout Saint-Georges sur enrochement et bйton dans des sables fluides, aprиs avoir dirigй le redoutable abaissement de radier du branchement Notre-Dame-de-Nazareth, l’ingйnieur Duleau est mort. Il n’y a pas de bulletin pour ces actes de bravoure-lа, plus utiles pourtant que la tuerie bкte des champs de bataille.

 

Les йgouts de Paris, en 1832, йtaient loin d’кtre ce qu’ils sont aujourd’hui. Bruneseau avait donnй le branle, mais il fallait le cholйra pour dйterminer la vaste reconstruction qui a eu lieu depuis. Il est surprenant de dire, par exemple, qu’en 1821, une partie de l’йgout de ceinture, dit Grand Canal, comme а Venise, croupissait encore а ciel ouvert, rue des Gourdes. Ce n’est qu’en 1823 que la ville de Paris a trouvй dans son gousset les deux cent soixante-six mille quatre-vingts francs six centimes nйcessaires а la couverture de cette turpitude. Les trois puits absorbants du Combat, de la Cunette et de Saint-Mandй, avec leurs dйgorgeoirs, leurs appareils, leurs puisards et leurs branchements dйpuratoires, ne datent que de 1836. La voirie intestinale de Paris a йtй refaite а neuf et, comme nous l’avons dit, plus que dйcuplйe depuis un quart de siиcle.

 

Il y a trente ans, а l’йpoque de l’insurrection des 5 et 6 juin, c’йtait encore, dans beaucoup d’endroits, presque l’ancien йgout. Un trиs grand nombre de rues, aujourd’hui bombйes, йtaient alors des chaussйes fendues. On voyait trиs souvent, au point dйclive oщ les versants d’une rue ou d’un carrefour aboutissaient, de larges grilles carrйes а gros barreaux dont le fer luisait fourbu par les pas de la foule, dangereuses et glissantes aux voitures et faisant abattre les chevaux. La langue officielle des ponts et chaussйes donnait а ces points dйclives et а ces grilles le nom expressif de cassis. En 1832, dans une foule de rues, rue de l’Йtoile, rue Saint-Louis, rue du Temple, rue Vieille-du-Temple, rue Notre-Dame-de-Nazareth, rue Folie-Mйricourt, quai aux Fleurs, rue du Petit-Musc, rue de Normandie, rue Pont-aux-Biches, rue des Marais, faubourg Saint-Martin, rue Notre-Dame-des-Victoires, faubourg Montmartre, rue Grange-Bateliиre, aux Champs-Йlysйes, rue Jacob, rue de Tournon, le vieux cloaque gothique montrait encore cyniquement ses gueules. C’йtaient d’йnormes hiatus de pierre а cagnards, quelquefois entourйs de bornes, avec une effronterie monumentale.

 

Paris, en 1806, en йtait encore presque au chiffre d’йgouts constatй en mai 1663: cinq mille trois cent vingt-huit toises. Aprиs Bruneseau, le 1er janvier 1832, il en avait quarante mille trois cents mиtres. De 1806 а 1831, on avait bвti annuellement, en moyenne, sept cent cinquante mиtres; depuis on a construit tous les ans huit et mкme dix mille mиtres de galeries, en maзonnerie de petits matйriaux а bain de chaux hydraulique sur fondation de bйton. А deux cents francs le mиtre, les soixante lieues d’йgouts du Paris actuel reprйsentent quarante-huit millions.

 

Outre le progrиs йconomique que nous avons indiquй en commenзant, de graves problиmes d’hygiиne publique se rattachent а cette immense question: l’йgout de Paris.

 

Paris est entre deux nappes, une nappe d’eau et une nappe d’air. La nappe d’eau, gisante а une assez grande profondeur souterraine, mais dйjа tвtйe par deux forages, est fournie par la couche de grиs vert situйe entre la craie et le calcaire jurassique; cette couche peut кtre reprйsentйe par un disque de vingt-cinq lieues de rayon; une foule de riviиres et de ruisseaux y suintent; on boit la Seine, la Marne, l’Yonne, l’Oise, l’Aisne, le Cher, la Vienne et la Loire dans un verre d’eau du puits de Grenelle. La nappe d’eau est salubre, elle vient du ciel d’abord, de la terre ensuite; la nappe d’air est malsaine, elle vient de l’йgout. Tous les miasmes du cloaque se mкlent а la respiration de la ville; de lа cette mauvaise haleine. L’air pris au-dessus d’un fumier, ceci a йtй scientifiquement йtabli, est plus pur que l’air pris au-dessus de Paris. Dans un temps donnй, le progrиs aidant, les mйcanismes se perfectionnant, et la clartй se faisant, on emploiera la nappe d’eau а purifier la nappe d’air. C’est-а-dire а laver l’йgout. On sait que par lavage de l’йgout, nous entendons restitution de la fange а la terre; renvoi du fumier au sol et de l’engrais aux champs. Il y aura, par ce simple fait, pour toute la communautй sociale, diminution de misиre et augmentation de santй. А l’heure oщ nous sommes, le rayonnement des maladies de Paris va а cinquante lieues autour du Louvre, pris comme moyeu de cette route pestilentielle.

 

On pourrait dire que, depuis dix siиcles, le cloaque est la maladie de Paris. L’йgout est le vice que la ville a dans le sang. L’instinct populaire ne s’y est jamais trompй. Le mйtier d’йgoutier йtait autrefois presque aussi pйrilleux, et presque aussi rйpugnant au peuple, que le mйtier d’йquarrisseur si longtemps frappй d’horreur et abandonnй au bourreau. Il fallait une haute paye pour dйcider un maзon а disparaоtre dans cette sape fйtide; l’йchelle du puisatier hйsitait а s’y plonger; on disait proverbialement: descendre dans l’йgout, c’est entrer dans la fosse; et toutes sortes de lйgendes hideuses, nous l’avons dit, couvraient d’йpouvante ce colossal йvier; sentine redoutйe qui a la trace des rйvolutions du globe comme des rйvolutions des hommes, et oщ l’on trouve des vestiges de tous les cataclysmes depuis le coquillage du dйluge jusqu’au haillon de Marat.

 



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