Livre huitiиme – La dйcroissance crйpusculaire 


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Livre huitiиme – La dйcroissance crйpusculaire



Chapitre I
La chambre d’en bas

Le lendemain, а la nuit tombante, Jean Valjean frappait а la porte cochиre de la maison Gillenormand. Ce fut Basque qui le reзut. Basque se trouvait dans la cour а point nommй, et comme s’il avait eu des ordres. Il arrive quelquefois qu’on dit а un domestique: Vous guetterez monsieur un tel, quand il arrivera.

 

Basque, sans attendre que Jean Valjean vоnt а lui, lui adressa la parole:

 

– Monsieur le baron m’a chargй de demander а monsieur s’il dйsire monter ou rester en bas?

 

– Rester en bas, rйpondit Jean Valjean.

 

Basque, d’ailleurs absolument respectueux, ouvrit la porte de la salle basse et dit: Je vais prйvenir madame.

 

La piиce oщ Jean Valjean entra йtait un rez-de-chaussйe voыtй et humide, servant de cellier dans l’occasion, donnant sur la rue, carrelй de carreaux rouges, et mal йclairй d’une fenкtre а barreaux de fer.

 

Cette chambre n’йtait pas de celles que harcиlent le houssoir, la tкte de loup et le balai. La poussiиre y йtait tranquille. La persйcution des araignйes n’y йtait pas organisйe. Une telle toile, largement йtalйe, bien noire, ornйe de mouches mortes, faisait la roue sur une des vitres de la fenкtre. La salle, petite et basse, йtait meublйe d’un tas de bouteilles vides amoncelйes dans un coin. La muraille, badigeonnйe d’un badigeon d’ocre jaune, s’йcaillait par larges plaques. Au fond, il y avait une cheminйe de bois peinte en noir а tablette йtroite. Un feu y йtait allumй; ce qui indiquait qu’on avait comptй sur la rйponse de Jean Valjean: Rester en bas.

 

Deux fauteuils йtaient placйs aux deux coins de la cheminйe. Entre les fauteuils йtait йtendue, en guise de tapis, une vieille descente de lit montrant plus de corde que de laine.

 

La chambre avait pour йclairage le feu de la cheminйe et le crйpuscule de la fenкtre.

 

Jean Valjean йtait fatiguй. Depuis plusieurs jours il ne mangeait ni ne dormait. Il se laissa tomber sur un des fauteuils.

 

Basque revint, posa sur la cheminйe une bougie allumйe et se retira. Jean Valjean, la tкte ployйe et le menton sur la poitrine, n’aperзut ni Basque, ni la bougie.

 

Tout а coup, il se dressa comme en sursaut. Cosette йtait derriиre lui.

 

Il ne l’avait pas vue entrer, mais il avait senti qu’elle entrait. Il se retourna. Il la contempla. Elle йtait adorablement belle. Mais ce qu’il regardait de ce profond regard, ce n’йtait pas la beautй, c’йtait l’вme.

 

– Ah bien, s’йcria Cosette, voilа une idйe! pиre, je savais que vous йtiez singulier, mais jamais je ne me serais attendue а celle-lа. Marius me dit que c’est vous qui voulez que je vous reзoive ici.

 

– Oui, c’est moi.

 

– Je m’attendais а la rйponse. Tenez-vous bien. Je vous prйviens que je vais vous faire une scиne. Commenзons par le commencement. Pиre, embrassez-moi.

 

Et elle tendit sa joue.

 

Jean Valjean demeura immobile.

 

– Vous ne bougez pas. Je le constate. Attitude de coupable. Mais c’est йgal, je vous pardonne. Jйsus-Christ a dit: Tendez l’autre joue. La voici.

 

Et elle tendit l’autre joue.

 

Jean Valjean ne remua pas. Il semblait qu’il eыt les pieds clouйs dans le pavй.

 

– Ceci devient sйrieux, dit Cosette. Qu’est-ce que je vous ai fait? Je me dйclare brouillйe. Vous me devez mon raccommodement. Vous dоnez avec nous.

 

– J’ai dоnй.

 

– Ce n’est pas vrai. Je vous ferai gronder par monsieur Gillenormand. Les grands-pиres sont faits pour tancer les pиres. Allons. Montez avec moi dans le salon. Tout de suite.

 

– Impossible.

 

Cosette ici perdit un peu de terrain. Elle cessa d’ordonner et passa aux questions.

 

– Mais pourquoi? Et vous choisissez pour me voir la chambre la plus laide de la maison. C’est horrible ici.

 

– Tu sais…

 

Jean Valjean se reprit.

 

– Vous savez, madame, je suis particulier, j’ai mes lubies.

 

Cosette frappa ses petites mains l’une contre l’autre.

 

– Madame!… vous savez!… encore du nouveau! Qu’est-ce que cela veut dire?

 

Jean Valjean attacha sur elle ce sourire navrant auquel il avait parfois recours.

 

– Vous avez voulu кtre madame. Vous l’кtes.

 

– Pas pour vous, pиre.

 

– Ne m’appelez plus pиre.

 

– Comment?

 

– Appelez-moi monsieur Jean. Jean, si vous voulez.

 

– Vous n’кtes plus pиre? je ne suis plus Cosette? monsieur Jean? Qu’est-ce que cela signifie? mais c’est des rйvolutions, зa! que s’est-il donc passй? Regardez-moi donc un peu en face. Et vous ne voulez pas demeurer avec nous! Et vous ne voulez pas de ma chambre! Qu’est-ce que je vous ai fait? Qu’est-ce que je vous ai fait? Il y a donc eu quelque chose?

 

– Rien.

 

– Eh bien alors?

 

– Tout est comme а l’ordinaire.

 

– Pourquoi changez-vous de nom?

 

– Vous en avez bien changй, vous.

 

Il sourit encore de ce mкme sourire et ajouta:

 

– Puisque vous кtes madame Pontmercy, je puis bien кtre monsieur Jean.

 

– Je n’y comprends rien. Tout cela est idiot. Je demanderai а mon mari la permission que vous soyez monsieur Jean. J’espиre qu’il n’y consentira pas. Vous me faites beaucoup de peine. On a des lubies, mais on ne fait pas du chagrin а sa petite Cosette. C’est mal. Vous n’avez pas le droit d’кtre mйchant, vous qui кtes bon.

 

Il ne rйpondit pas.

 

Elle lui prit vivement les deux mains, et, d’un mouvement irrйsistible, les йlevant vers son visage, elle les pressa contre son cou sous son menton, ce qui est un profond geste de tendresse.

 

– Oh! lui dit-elle, soyez bon!

 

Et elle poursuivit:

 

– Voici ce que j’appelle кtre bon: кtre gentil, venir demeurer ici, reprendre nos bonnes petites promenades, il y a des oiseaux ici comme rue Plumet, vivre avec nous, quitter ce trou de la rue de l’Homme-Armй, ne pas nous donner des charades а deviner, кtre comme tout le monde, dоner avec nous, dйjeuner avec nous, кtre mon pиre.

 

Il dйgagea ses mains.

 

– Vous n’avez plus besoin de pиre, vous avez un mari.

 

Cosette s’emporta.

 

– Je n’ai plus besoin de pиre! Des choses comme за qui n’ont pas le sens commun, on ne sait que dire vraiment!

 

– Si Toussaint йtait lа, reprit Jean Valjean comme quelqu’un qui en est а chercher des autoritйs et qui se rattache а toutes les branches, elle serait la premiиre а convenir que c’est vrai que j’ai toujours eu mes maniиres а moi. Il n’y a rien de nouveau. J’ai toujours aimй mon coin noir.

 

– Mais il fait froid ici. On n’y voit pas clair. C’est abominable, зa, de vouloir кtre monsieur Jean. Je ne veux pas que vous me disiez vous.

 

– Tout а l’heure, en venant, rйpondit Jean Valjean, j’ai vu rue Saint-Louis un meuble. Chez un йbйniste. Si j’йtais une jolie femme, je me donnerais ce meuble-lа. Une toilette trиs bien; genre d’а prйsent. Ce que vous appelez du bois de rose, je crois. C’est incrustй. Une glace assez grande. Il y a des tiroirs. C’est joli.

 

– Hou! le vilain ours! rйpliqua Cosette.

 

Et avec une gentillesse suprкme, serrant les dents et йcartant les lиvres, elle souffla contre Jean Valjean. C’йtait une Grвce copiant une chatte.

 

– Je suis furieuse, reprit-elle. Depuis hier vous me faites tous rager. Je bisque beaucoup. Je ne comprends pas. Vous ne me dйfendez pas contre Marius. Marius ne me soutient pas contre vous. Je suis toute seule. J’arrange une chambre gentiment. Si j’avais pu y mettre le bon Dieu, je l’y aurais mis. On me laisse ma chambre sur les bras. Mon locataire me fait banqueroute. Je commande а Nicolette un bon petit dоner. On n’en veut pas de votre dоner, madame. Et mon pиre Fauchelevent veut que je l’appelle monsieur Jean, et que je le reзoive dans une affreuse vieille laide cave moisie oщ les murs ont de la barbe, et oщ il y a, en fait de cristaux, des bouteilles vides, et en fait de rideaux, des toiles d’araignйes! Vous кtes singulier, j’y consens, c’est votre genre, mais on accorde une trкve а des gens qui se marient. Vous n’auriez pas dы vous remettre а кtre singulier tout de suite. Vous allez donc кtre bien content dans votre abominable rue de l’Homme-Armй. J’y ai йtй bien dйsespйrйe, moi! Qu’est-ce que vous avez contre moi? Vous me faites beaucoup de peine. Fi!

 

Et, sйrieuse subitement, elle regarda fixement Jean Valjean, et ajouta:

 

– Vous m’en voulez donc de ce que je suis heureuse?

 

La naпvetй, а son insu, pйnиtre quelquefois trиs avant. Cette question, simple pour Cosette, йtait profonde pour Jean Valjean. Cosette voulait йgratigner; elle dйchirait.

 

Jean Valjean pвlit. Il resta un moment sans rйpondre, puis, d’un accent inexprimable et se parlant а lui-mкme, il murmura:

 

– Son bonheur, c’йtait le but de ma vie. А prйsent Dieu peut me signer ma sortie. Cosette, tu es heureuse; mon temps est fait.

 

– Ah! vous m’avez dit tu! s’йcria Cosette.

 

Et elle lui sauta au cou.

 

Jean Valjean, йperdu, l’йtreignit contre sa poitrine avec йgarement. Il lui sembla presque qu’il la reprenait.

 

– Merci, pиre! lui dit Cosette.

 

L’entraоnement allait devenir poignant pour Jean Valjean. Il se retira doucement des bras de Cosette, et prit son chapeau.

 

– Eh bien? dit Cosette.

 

Jean Valjean rйpondit:

 

– Je vous quitte, madame, on vous attend.

 

Et, du seuil de la porte, il ajouta:

 

– Je vous ai dit tu. Dites а votre mari que cela ne m’arrivera plus. Pardonnez-moi.

 

Jean Valjean sortit, laissant Cosette stupйfaite de cet adieu йnigmatique.

 

Chapitre II
Autre pas en arriиre

Le jour suivant, а la mкme heure, Jean Valjean revint.

 

Cosette ne lui fit pas de questions, ne s’йtonna plus, ne s’йcria plus qu’elle avait froid, ne parla plus du salon; elle йvita de dire ni pиre ni monsieur Jean. Elle se laissa dire vous. Elle se laissa appeler madame. Seulement elle avait une certaine diminution de joie. Elle eыt йtй triste, si la tristesse lui eыt йtй possible.

 

Il est probable qu’elle avait eu avec Marius une de ces conversations dans lesquelles l’homme aimй dit ce qu’il veut, n’explique rien, et satisfait la femme aimйe. La curiositй des amoureux ne va pas trиs loin au delа de leur amour.

 

La salle basse avait fait un peu de toilette. Basque avait supprimй les bouteilles, et Nicolette les araignйes.

 

Tous les lendemains qui suivirent ramenиrent а la mкme heure Jean Valjean. Il vint tous les jours, n’ayant pas la force de prendre les paroles de Marius autrement qu’а la lettre. Marius s’arrangea de maniиre а кtre absent aux heures oщ Jean Valjean venait. La maison s’accoutuma а la nouvelle maniиre d’кtre de M. Fauchelevent. Toussaint y aida. Monsieur a toujours йtй comme зa, rйpйtait-elle. Le grand-pиre rendit ce dйcret: — C’est un original. Et tout fut dit. D’ailleurs, а quatre-vingt-dix ans il n’y a plus de liaison possible; tout est juxtaposition; un nouveau venu est une gкne. Il n’y a plus de place, toutes les habitudes sont prises. M. Fauchelevent, M. Tranchelevent, le pиre Gillenormand ne demanda pas mieux que d’кtre dispensй de «ce monsieur». Il ajouta: – Rien n’est plus commun que ces originaux-lа. Ils font toutes sortes de bizarreries. De motif, point. Le marquis de Canaples йtait pire. Il acheta un palais pour loger dans le grenier. Ce sont des apparences fantasques qu’ont les gens.

 

Personne n’entrevit le dessous sinistre. Qui eыt d’ailleurs pu deviner une telle chose? Il y a de ces marais dans l’Inde; l’eau semble extraordinaire, inexplicable, frissonnante sans qu’il y ait de vent, agitйe lа oщ elle devrait кtre calme. On regarde а la superficie ces bouillonnements sans cause; on n’aperзoit pas l’hydre qui se traоne au fond.

 

Beaucoup d’hommes ont ainsi un monstre secret, un mal qu’ils nourrissent, un dragon qui les ronge, un dйsespoir qui habite leur nuit[110]. Tel homme ressemble aux autres, va, vient. On ne sait pas qu’il a en lui une effroyable douleur parasite aux mille dents, laquelle vit dans ce misйrable, qui en meurt. On ne sait pas que cet homme est un gouffre. Il est stagnant, mais profond. De temps en temps un trouble auquel on ne comprend rien se fait а sa surface. Une ride mystйrieuse se plisse, puis s’йvanouit, puis reparaоt; une bulle d’air monte et crиve. C’est peu de chose, c’est terrible. C’est la respiration de la bкte inconnue.

 

De certaines habitudes йtranges, arriver а l’heure oщ les autres partent, s’effacer pendant que les autres s’йtalent, garder dans toutes les occasions ce qu’on pourrait appeler le manteau couleur de muraille, chercher l’allйe solitaire, prйfйrer la rue dйserte, ne point se mкler aux conversations, йviter les foules et les fкtes, sembler а son aise et vivre pauvrement, avoir, tout riche qu’on est, sa clef dans sa poche et sa chandelle chez le portier, entrer par la petite porte, monter par l’escalier dйrobй, toutes ces singularitйs insignifiantes, rides, bulles d’air, plis fugitifs а la surface, viennent souvent d’un fond formidable.

 

Plusieurs semaines se passиrent ainsi. Une vie nouvelle s’empara peu а peu de Cosette; les relations que crйe le mariage, les visites, le soin de la maison, les plaisirs, ces grandes affaires. Les plaisirs de Cosette n’йtaient pas coыteux; ils consistaient en un seul: кtre avec Marius. Sortir avec lui, rester avec lui, c’йtait lа la grande occupation de sa vie. C’йtait pour eux une joie toujours toute neuve de sortir bras dessus bras dessous, а la face du soleil, en pleine rue, sans se cacher, devant tout le monde, tous les deux tout seuls. Cosette eut une contrariйtй. Toussaint ne put s’accorder avec Nicolette, le soudage de deux vieilles filles йtant impossible, et s’en alla. Le grand-pиre se portait bien; Marius plaidait за et lа quelques causes; la tante Gillenormand menait paisiblement prиs du nouveau mйnage cette vie latйrale qui lui suffisait. Jean Valjean venait tous les jours.

 

Le tutoiement disparu, le vous, le madame, le monsieur Jean, tout cela le faisait autre pour Cosette. Le soin qu’il avait pris lui-mкme а la dйtacher de lui, lui rйussissait. Elle йtait de plus en plus gaie et de moins en moins tendre. Pourtant elle l’aimait toujours bien, et il le sentait. Un jour elle lui dit tout а coup: vous йtiez mon Pиre, vous n’кtes plus mon pиre, vous йtiez mon oncle, vous n’кtes plus mon oncle, vous йtiez monsieur Fauchelevent, vous кtes Jean. Qui кtes-vous donc? Je n’aime pas tout зa. Si je ne vous savais pas si bon, j’aurais peur de vous.

 

Il demeurait toujours rue de l’Homme-Armй, ne pouvant se rйsoudre а s’йloigner du quartier qu’habitait Cosette.

 

Dans les premiers temps il ne restait prиs de Cosette que quelques minutes, puis s’en allait.

 

Peu а peu il prit l’habitude de faire ses visites moins courtes. On eыt dit qu’il profitait de l’autorisation des jours qui s’allongeaient; il arriva plus tфt et partit plus tard.

 

Un jour il йchappa а Cosette de lui dire: Pиre. Un йclair de joie illumina le vieux visage sombre de Jean Valjean. Il la reprit: Dites Jean, – Ah! c’est vrai, rйpondit-elle avec un йclat de rire, monsieur Jean. – C’est bien, dit-il. Et il se dйtourna pour qu’elle ne le vоt pas essuyer ses yeux.

 

Chapitre III
Ils se souviennent du jardin de la rue Plumet

Ce fut la derniиre fois. А partir de cette derniиre lueur, l’extinction complиte se fit. Plus de familiaritй, plus de bonjour avec un baiser, plus jamais ce mot si profondйment doux: mon pиre! il йtait, sur sa demande et par sa propre complicitй, successivement chassй de tous ses bonheurs; et il avait cette misиre qu’aprиs avoir perdu Cosette tout entiиre en un jour, il lui avait fallu ensuite la reperdre en dйtail.

 

L’њil finit par s’habituer aux jours de cave. En somme, avoir tous les jours une apparition de Cosette, cela lui suffisait. Toute sa vie se concentrait dans cette heure-lа. Il s’asseyait prиs d’elle, il la regardait en silence, ou bien il lui parlait des annйes d’autrefois, de son enfance, du couvent, de ses petites amies d’alors.

 

Une aprиs-midi, – c’йtait une des premiиres journйes d’avril, dйjа chaude, encore fraоche, le moment de la grande gaоtй du soleil, les jardins qui environnaient les fenкtres de Marius et de Cosette avaient l’йmotion du rйveil, l’aubйpine allait poindre, une bijouterie de giroflйes s’йtalait sur les vieux murs, les gueules-de-loup roses bвillaient dans les fentes des pierres, il y avait dans l’herbe un charmant commencement de pвquerettes et de boutons-d’or, les papillons blancs de l’annйe dйbutaient, le vent, ce mйnйtrier de la noce йternelle, essayait dans les arbres les premiиres notes de cette grande symphonie aurorale que les vieux poиtes appelaient le renouveau, – Marius dit а Cosette: – Nous avons dit que nous irions revoir notre jardin de la rue Plumet. Allons-y. Il ne faut pas кtre ingrats. – Et ils s’envolиrent comme deux hirondelles vers le printemps. Ce jardin de la rue Plumet leur faisait l’effet de l’aube. Ils avaient dйjа derriиre eux quelque chose qui йtait comme le printemps de leur amour. La maison de la rue Plumet, йtant prise а bail, appartenait encore а Cosette. Ils allиrent а ce jardin et а cette maison. Ils s’y retrouvиrent, ils s’y oubliиrent. Le soir, а l’heure ordinaire, Jean Valjean vint rue des Filles-du-Calvaire. – Madame est sortie avec monsieur, et n’est pas rentrйe encore, lui dit Basque. Il s’assit en silence et attendit une heure. Cosette ne rentra point. Il baissa la tкte et s’en alla.

 

Cosette йtait si enivrйe de sa promenade а «leur jardin» et si joyeuse d’avoir «vйcu tout un jour dans son passй» qu’elle ne parla pas d’autre chose le lendemain.

 

Elle ne s’aperзut pas qu’elle n’avait point vu Jean Valjean.

 

– De quelle faзon кtes-vous allйs lа? lui demanda Jean Valjean.

 

– А pied.

 

– Et comment кtes-vous revenus?

 

– En fiacre.

 

Depuis quelque temps Jean Valjean remarquait la vie йtroite que menait le jeune couple. Il en йtait importunй. L’йconomie de Marius йtait sйvиre, et le mot pour Jean Valjean avait son sens absolu. Il hasarda une question:

 

– Pourquoi n’avez-vous pas une voiture а vous? Un joli coupй ne vous coыterait que cinq cents francs par mois. Vous кtes riches.

 

– Je ne sais pas, rйpondit Cosette.

 

– C’est comme Toussaint, reprit Jean Valjean. Elle est partie. Vous ne l’avez pas remplacйe. Pourquoi?

 

– Nicolette suffit.

 

– Mais il vous faudrait une femme de chambre.

 

– Est-ce que je n’ai pas Marius?

 

– Vous devriez avoir une maison а vous, des domestiques а vous, une voiture, loge au spectacle. Il n’y a rien de trop beau pour vous. Pourquoi ne pas profiter de ce que vous кtes riches? La richesse, cela s’ajoute au bonheur.

 

Cosette ne rйpondit rien.

 

Les visites de Jean Valjean ne s’abrйgeaient point. Loin de lа. Quand c’est le cњur qui glisse, on ne s’arrкte pas sur la pente.

 

Lorsque Jean Valjean voulait prolonger sa visite et faire oublier l’heure, il faisait l’йloge de Marius; il le trouvait beau, noble, courageux, spirituel, йloquent, bon. Cosette enchйrissait. Jean Valjean recommenзait. On ne tarissait pas. Marius, ce mot йtait inйpuisable; il y avait des volumes dans ces six lettres. De cette faзon Jean Valjean parvenait а rester longtemps. Voir Cosette, oublier prиs d’elle, cela lui йtait si doux! C’йtait le pansement de sa plaie. Il arriva plusieurs fois que Basque vint dire а deux reprises: Monsieur Gillenormand m’envoie rappeler а Madame la baronne que le dоner est servi.

 

Ces jours-lа, Jean Valjean rentrait chez lui trиs pensif.

 

Y avait-il donc du vrai dans cette comparaison de la chrysalide qui s’йtait prйsentйe а l’esprit de Marius? Jean Valjean йtait-il en effet une chrysalide qui s’obstinerait, et qui viendrait faire des visites а son papillon?

 

Un jour il resta plus longtemps encore qu’а l’ordinaire. Le lendemain, il remarqua qu’il n’y avait point de feu dans la cheminйe. – Tiens! pensa-t-il. Pas de feu. – Et il se donna а lui-mкme cette explication: – C’est tout simple. Nous sommes en avril. Les froids ont cessй.

 

– Dieu! qu’il fait froid ici! s’йcria Cosette en entrant.

 

– Mais non, dit Jean Valjean.

 

– C’est donc vous qui avez dit а Basque de ne pas faire de feu?

 

– Oui. Nous sommes en mai tout а l’heure.

 

– Mais on fait du feu jusqu’au mois de juin. Dans cette cave-ci, il en faut toute l’annйe.

 

– J’ai pensй que le feu йtait inutile.

 

– C’est bien lа une de vos idйes! reprit Cosette.

 

Le jour d’aprиs, il y avait du feu. Mais les deux fauteuils йtaient rangйs а l’autre bout de la salle prиs de la porte. – Qu’est-ce que cela veut dire? pensa Jean Valjean.

 

Il alla chercher les fauteuils, et les remit а leur place ordinaire prиs de la cheminйe.

 

Ce feu rallumй l’encouragea pourtant. Il fit durer la causerie plus longtemps encore que d’habitude. Comme il se levait pour s’en aller, Cosette lui dit:

 

– Mon mari m’a dit une drфle de chose hier.

 

– Quelle chose donc?

 

– Il m’a dit: Cosette, nous avons trente mille livres de rente. Vingt-sept que tu as, trois que me fait mon grand-pиre. J’ai rйpondu: Cela fait trente. Il a repris: Aurais-tu le courage de vivre avec les trois mille? J’ai rйpondu: Oui, avec rien. Pourvu que ce soit avec toi. Et puis j’ai demandй: Pourquoi me dis-tu зa? Il m’a rйpondu: Pour savoir.

 

Jean Valjean ne trouva pas une parole. Cosette attendait probablement de lui quelque explication; il l’йcouta dans un morne silence. Il s’en retourna rue de l’Homme-Armй; il йtait si profondйment absorbй qu’il se trompa de porte, et qu’au lieu de rentrer chez lui, il entra dans la maison voisine. Ce ne fut qu’aprиs avoir montй presque deux йtages qu’il s’aperзut de son erreur et qu’il redescendit.

 

Son esprit йtait bourrelй de conjectures. Il йtait йvident que Marius avait des doutes sur l’origine de ces six cent mille francs, qu’il craignait quelque source non pure, qui sait? qu’il avait mкme peut-кtre dйcouvert que cet argent venait de lui Jean Valjean, qu’il hйsitait devant cette fortune suspecte, et rйpugnait а la prendre comme sienne, aimant mieux rester pauvres, lui et Cosette, que d’кtre riches d’une richesse trouble.

 

En outre, vaguement, Jean Valjean commenзait а se sentir йconduit.

 

Le jour suivant, il eut, en pйnйtrant dans la salle basse, comme une secousse. Les fauteuils avaient disparu. Il n’y avait pas mкme une chaise.

 

– Ah за, s’йcria Cosette en entrant, pas de fauteuils! Oщ sont donc les fauteuils?

 

– Ils n’y sont plus, rйpondit Jean Valjean.

 

– Voilа qui est fort!

 

Jean Valjean bйgaya:

 

– C’est moi qui ai dit а Basque de les enlever.

 

– Et la raison?

 

– Je ne reste que quelques minutes aujourd’hui.

 

– Rester peu, ce n’est pas une raison pour rester debout.

 

– Je crois que Basque avait besoin des fauteuils pour le salon.

 

– Pourquoi?

 

– Vous avez sans doute du monde ce soir.

 

– Nous n’avons personne.

 

Jean Valjean ne put dire un mot de plus.

 

Cosette haussa les йpaules.

 

– Faire enlever les fauteuils! L’autre jour vous faites йteindre le feu. Comme vous кtes singulier!

 

– Adieu, murmura Jean Valjean.

 

Il ne dit pas: Adieu, Cosette. Mais il n’eut pas la force de dire: Adieu, madame.

 

Il sortit accablй.

 

Cette fois il avait compris.

 

Le lendemain il ne vint pas. Cosette ne le remarqua que le soir.

 

– Tiens, dit-elle, monsieur Jean n’est pas venu aujourd’hui.

 

Elle eut comme un lйger serrement de cњur, mais elle s’en aperзut а peine, tout de suite distraite par un baiser de Marius.

 

Le jour d’aprиs, il ne vint pas.

 

Cosette n’y prit pas garde, passa sa soirйe et dormit sa nuit, comme а l’ordinaire, et n’y pensa qu’en se rйveillant. Elle йtait si heureuse! Elle envoya bien vite Nicolette chez monsieur Jean savoir s’il йtait malade, et pourquoi il n’йtait pas venu la veille. Nicolette rapporta la rйponse de monsieur Jean. Il n’йtait point malade. Il йtait occupй. Il viendrait bientфt. Le plus tфt qu’il pourrait. Du reste, il allait faire un petit voyage. Que madame devait se souvenir que c’йtait son habitude de faire des voyages de temps en temps. Qu’on n’eыt pas d’inquiйtude. Qu’on ne songeвt point а lui.

 

Nicolette, en entrant chez monsieur Jean, lui avait rйpйtй les propres paroles de sa maоtresse. Que madame envoyait savoir «pourquoi monsieur Jean n’йtait pas venu la veille». Il y a deux jours que je ne suis venu, dit Jean Valjean avec douceur.

 

Mais l’observation glissa sur Nicolette qui n’en rapporta rien а Cosette.

 

Chapitre IV
L’attraction et l’extinction

Pendant les derniers mois du printemps et les premiers mois de l’йtй de 1833, les passants clairsemйs du Marais, les marchands des boutiques, les oisifs sur le pas des portes, remarquaient un vieillard proprement vкtu de noir, qui, tous les jours, vers la mкme heure, а la nuit tombante, sortait de la rue de l’Homme-Armй, du cфtй de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, passait devant les Blancs-Manteaux, gagnait la rue Culture-Sainte-Catherine, et, arrivй а la rue de l’Йcharpe, tournait а gauche, et entrait dans la rue Saint-Louis.

 

Lа il marchait а pas lents, la tкte tendue en avant, ne voyant rien, n’entendant rien, l’њil immuablement fixй sur un point toujours le mкme, qui semblait pour lui йtoilй, et qui n’йtait autre que l’angle de la rue des Filles-du-Calvaire. Plus il approchait de ce coin de rue, plus son њil s’йclairait; une sorte de joie illuminait ses prunelles comme une aurore intйrieure il avait l’air fascinй et attendri, ses lиvres faisaient des mouvements obscurs, comme s’il parlait а quelqu’un qu’il ne voyait pas, il souriait vaguement, et il avanзait le plus lentement qu’il pouvait. On eыt dit que, tout en souhaitant d’arriver, il avait peur du moment oщ il serait tout prиs. Lorsqu’il n’y avait plus que quelques maisons entre lui et cette rue qui paraissait l’attirer, son pas se ralentissait au point que par instants on pouvait croire qu’il ne marchait plus. La vacillation de sa tкte et la fixitй de sa prunelle faisaient songer а l’aiguille qui cherche le pфle. Quelque temps qu’il mоt а faire durer l’arrivйe, il fallait bien arriver; il atteignait la rue des Filles-du-Calvaire; alors il s’arrкtait, il tremblait, il passait sa tкte avec une sorte de timiditй sombre au delа du coin de la derniиre maison, et il regardait dans cette rue, et il y avait dans ce tragique regard quelque chose qui ressemblait а l’йblouissement de l’impossible et а la rйverbйration d’un paradis fermй. Puis une larme, qui s’йtait peu а peu amassйe dans l’angle des paupiиres, devenue assez grosse pour tomber, glissait sur sa joue, et quelquefois s’arrкtait а sa bouche. Le vieillard en sentait la saveur amиre. Il restait ainsi quelques minutes comme s’il eыt йtй de pierre; puis il s’en retournait par le mкme chemin et du mкme pas, et, а mesure qu’il s’йloignait son regard s’йteignait.

 

Peu а peu, ce vieillard cessa d’aller jusqu’а l’angle de la rue des Filles-du-Calvaire; il s’arrкtait а mi-chemin dans la rue Saint-Louis; tantфt un peu plus loin, tantфt un peu plus prиs. Un jour, il resta au coin de la rue Culture-Sainte-Catherine et regarda la rue des Filles-du-Calvaire de loin. Puis il hocha silencieusement la tкte de droite а gauche, comme s’il se refusait quelque chose, et rebroussa chemin.

 

Bientфt, il ne vint mкme plus jusqu’а la rue Saint-Louis. Il arrivait jusqu’а la rue Pavйe, secouait le front, et s’en retournait; puis il n’alla plus au delа de la rue des Trois-Pavillons; puis il ne dйpassa plus les Blancs-Manteaux. On eыt dit un pendule qu’on ne remonte plus et dont les oscillations s’abrиgent en attendant qu’elles s’arrкtent.

 

Tous les jours il sortait de chez lui а la mкme heure, il entreprenait le mкme trajet, mais il ne l’achevait plus, et, peut-кtre sans qu’il en eыt conscience, il le raccourcissait sans cesse. Tout son visage exprimait cette unique idйe: А quoi bon? La prunelle йtait йteinte; plus de rayonnement. La larme aussi йtait tarie; elle ne s’amassait plus dans l’angle des paupiиres; cet њil pensif йtait sec. La tкte du vieillard йtait toujours tendue en avant; le menton par moments remuait; les plis de son cou maigre faisaient de la peine. Quelquefois, quand le temps йtait mauvais, il avait sous le bras un parapluie, qu’il n’ouvrait point. Les bonnes femmes du quartier disaient: C’est un innocent. Les enfants le suivaient en riant.

 



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